Monday, October 03, 2005

Ce qui reste de la philosophie de Sartre. Un entretien avec Jacques Bouveresse et Vincent Descombes

Cet entretien a été réalisé par Gloria Origgi au Collège de France en Septembre 2005. La version italienne est parue en 2005 sur la revue MicroMega. Tous droits reservés. Prière de ne pas citer sans autorisation




Propos recueillis par Gloria Origgi

VD. Tout d’abord une distinction importante qui est d’ordre biographique. Le rôle que joue aujourd’hui Sartre sur la scène « professionnelle » de la philosophie, et le rôle qu’il a joué. Si on prend Sartre de l’avant-guerre, il y a des contributions qui sont celles d’un phénoménologue professionnel, La transcendence de l’ego, c’est un très bon texte qui se lit encore très bien. Ce sont souvent des textes vigoureux mais mesurés, qui se présentent comme des contributions parmi d’autres dans un mouvement plus général. Il me semble qu’il y a une mutation de Sartre, qui est due à la guerre, à la libération et c’est là que vient l’élément biographique. Dans la génération qui suit, les gens qui se sont tournés vers la philosophie, disons les trois quart d’entre eux, c’est par Sartre : et ce n’est ni par sa philosophie plus technique, ni par L’être et le néant, mais par sa figure, par le théâtre – on allait encore au théâtre à l’époque - le roman, les positions politiques…Je suis sûr que dans tous les intellectuels qui sont entrés dans la philosophie par Sartre, si on creuse on trouve une « couche Sartre » au fond de leur engagement philosophique. Si on va derrière ceux qui sont devenus après heideggeriens, hegeliens, il y a une tendresse pour Sartre. Dans Deleuze il y a une couche Sartre, dans Derrida aussi. Si on prend Derrida, tous les auteurs littéraires dont il traite sont ceux que Sartre discute dans les essais de critique littéraire Situations 1. Il ne s’agit pas d’un hasard. Il prend tous les auteurs dont Sartre traite positivement. Donc Mauriac non, mais Artaud, Bataille, Genet, Blanchot etc…

JB. C’est exact. Le fait est qu’ils ont tous aussi les mêmes références philosophiques que Sartre. Principalement allemandes. Le système de référence n’a pas beaucoup changé entre l’époque de Sartre et celle de Derrida. Du point de vue chronologique, je pense, Vincent, que tu as tout à fait raison. Au début des années soixante, on a vécu le déclin du « sartrisme » au profit du structuralisme. On a assisté à une espèce de passation de pouvoir de l’existentialisme, représenté par Sartre, vers le structuralisme, la psychanalyse, etc. Beaucoup de gens qui avaient fait leurs études de philosophie initialement dans un contexte sartrien, sont rapidement devenus des structuralistes enthousiastes. Le passage ne s’est cependant pas effectué sans douleur pour tout le monde. Sartre lui-même a assez mal réagi à la montée en puissance du structuralisme, dont il détestait certainement les prétentions objectivistes et scientistes. Le triomphe du mode de pensée structuraliste est vraiment quelque chose qu’il n’a pas compris. Il y a vu une espèce de dernier effort de la culture bourgeoisie et du capitalisme lui-même pour conserver leur pouvoir et leur influence.


VD. Il faut dire que cette passation de pouvoir se passe quand même en partie à l’intérieur des Temps Modernes, la revue fondée par Sartre. Les discussions avec Lévi-Strauss, Jean Pouillon (anthropologue français 1916-2002) sont contre Sartre mais avec lui comme interlocuteur.
C’était la génération des adolescents qu’à 16 ans avaient été fascinés par Sartre et que adultes avaient compris qu’il était question de passer à autre chose. La question est de savoir jusqu’à quel point ont-ils renié, critiqué, mis en cause Sartre ou tout simplement sont-ils passés à autre chose.

JB. Parmi les sartriens que j’ai connu, un bon nombre se sont transformés sans coup férir en lacano-althusseriens. Il est exact qu’au début entre les gens qui venaient de se convertir au structuralisme et Les Temps Modernes les choses se sont relativement bien passées. Mais je pense que cela ne pouvait pas durer et cela n’a effectivement pas duré.

VD. Oui tout à fait mais le conflit n’est pas paru avec Lévi-Strauss : plutôt avec Foucault, qui voulait de quelque sorte incarner un modèle d’intellectuel semblable à celui de Sartre. Si on peut simplifier, le trajet normal philosophique de l’après-guerre était le suivant : on découvre Sartre adolescents : fascination pour les concepts, libération à l’égard des parents…Après on prend plus au sérieux la philosophie, donc Sartre paraît un peu léger, surtout car on l’associe avec des dissertations de jeunesse…donc à ce moment là on passe à Merleau-Ponty… Le dernier Merleau-Ponty, L’ontologie de l’invisible et ce genre des choses sont une transition vers Lacan, puis après vers le structuralisme pur. On a l’impression de devenir de plus en plus profonds, mais on est entrés par Sartre et Beauvoir donc il n’y aura jamais d’autres références : on a l’impression dans ce trajet typique d’explorer toujours la même chose mais d’une façon plus « forte », plus « profonde ». D’ailleurs, même Heidegger critiquait le coté léger de Sartre. Il disait que c’était nul, ça restait français, petit, c’était Le Moi, il fallait aller en avant, donc soit la Foret Noire soit l’inconscient lacanien, soit les structures foucaultiennes, tous ça c’était plus fort.

JB. J’ajouterais que les heidegerriens professionnels, si on peut les appeler ainsi, ne l’ont jamais considéré comme un bon interprète de Heiddegger. Il était vu plutôt comme un simple amateur, rempli certes de bonne volonté, mais qui n’avait pas compris grand- chose, en profçondeur, à la philosophie de Heiddegger. On avait l’impression que, pour eux, Sartre était resté à la porte du heideggerianisme, il avait fait de celui-ci une espèce d’humanisme, alors que tout lecteur intelligent et compétent de Heiddegger était censé avoir compris que l’orientation intellectuelle de celui-ci était au contraire anti-humaniste - ce qui a d’ailleurs permis aux structuralistes de trouver assez facilement un terrain d’entente avec lui. . Il y avait un désaccord de fond…

VD. C’est très injuste vis-à-vis de Sartre.

JB. Oui effectivement, mais c’était si tu te souviens bien l’idée reçue sur Sartre lecteur et interprète d’Heiddegger.

VD. Le responsable est Jean Beaufret (1907-1982) en tant que destinataire de la lettre sur l’humanisme d’Heiddegger, l’idée qu’il savait directement d’Heiddegger que l’humanisme sartrien n’était pas la même chose lui donnait une autorité spéciale. En plus il y avait une attitude critique vis-à-vis de Sartre car il était publique, n’importe qui pouvait le lire, et il y avait l’idée que tout ce qu’il avait dit de compliqué dans L’Etre et le Néant, était dit d’une façon plus simple dans quelques romans ou dans Les mains sales, tandis que dans la chapelle heiddeggerienne on ne rentre pas comme ça, n’est-ce pas ? Il faut avoir suivi Beaufret…

JB. Il faut quand même maintenir une distinction importante entre ce que Sartre représente par le grand public et ce qu’il représente pour les philosophes professionnels. Evidemment, dans le milieu philosophique professionnel je ne sais pas exactement ce que peut être être la position philosophique qu’il occupe à présent : quel est l’usage que l’on peut encore faire de lui dans les Universités? Il est probablementassez réduit. Je n’ai pas d’informations directes là-dessus, mais ça m’étonnerait qu’on se serve énormément de Sartre dans les cours de philosophie, même s’il reste certainement toujours présent. Pour le grand public, en revanche, il reste une référence philosophique centrale. Dans le titre du livre que lui a consacré Bernard Henri-Lévy , il est présenté comme le “penseur du siècle”. Le fait même d’écrire un livre dans lequel on lui attribue ce genre de position me laisse, je l’avoue, passablement perplexe. Il faut quand même avoir une idée assez singulière de ce qu’a été la philosophie du XXème siècle pour pouvoir considérer les choses de cette façon. Il est vrai que “le plus grand penseur” ne veut pas dire exactement la même chose que “le plus grand philosophe”. Mais, même compte tenu que cela, il me semble qu’il y aurait des candidats nettement plus sérieux que Sartre. On pourrait dire que Sartre représente souvent le grand penseur pour un milieu philosophique semi-professionnel et également pour un bon nombre de littéraires. Il faudrait peut-être parler à ce propos de la différence, plus accentuée que ça n’est généralement le cas ailleurs, qu’il y a entre les philosophes qui sont considérés comme « importants » par les médias, car ce sont des philosophes qui s’adressent à tout le monde, et les philosophes qu’on appelle avec un certain mépris «“universitaires”, qui sont censés ne s’adressser qu’aux spécialistes. On a dit de Sartre qu’il était un philosophe qui ne devait rien à l’Université et à l’institution philosophique en général; et c’est une chose qui a certainement joué en sa faveur. De ce point de vue-là, il est l’exacte antithèse de Raymond Aron, qui était, lui aussi, un intellectuel public et engagé ,et qui a eu une action très importante, mais qui avait un style d’universitaire tout à fait classique. Sartre a rompu à un moment donné complètement avec l’Université et je crois me souvenir que, pendant les événements de 68, il a adopté un ton assez proche de celui de la révolution culturelle et tenu des propos du genre suivant: « On a vu Raymond Aron tout nu et on lui rendra ses habits quand il aura consenti à faire son autocritique ». C’était un manifestation paroxistique, mais en même temps, je crois, assez typique du genre de sentiments qu’il entretenait à l’égard de l’Université et de ses représentants.

VD. J’ai l’impression dans l’université il est rentré au niveau de l’histoire philosophique : il y a des revues d’études sartriennes, une société d’amis de Sartre. Il y a des thèses. En revanche dans le débat contemporain, il requiert une « re-actualisation ». Alain Renault a essayé récemment de jouer Sartre contre Heidegger. Mais il y a des chose qu’on aurait du mal à lire aujourd’hui. Si l’esquisse d’une théorie des émotions est aujourd’hui tout à fait lisible, la Critique de la raison dialectique par contre ne passe pas…

JB. Pour être juste à son égard il faut sans doute dire qu’il a conservé un rôle de grande figure et même de figure exemplaire, un peu le rôle du « juste », de quelqu’un qui s’est battu très généreusement la plupart du temps pour de bonnes causes. J’ai été très frappé à ce propos-là par le fait suivant : une fois où je m’étais permis une remarque ironique à l’égard de Sartre devant Georges Canguilhem qui avait été son condisciple à l’Ecole Normale Supérieure, j’ai été assez surpris de l’entendre prendre sa défense et me dire : « Vous savez Sartre c’était un chic type : c’était quelqu’un de généreux qui vous aurait donné sa chemise : je n’en dirais pas autant de Paul Nizan ». Canguilhem n’aimait pas beaucoup Nizan, notamment à cause des idées politiques qu’il défendait au moment où il l’a connu, mais, en ce qui concerne Sartre, même s’il ne pouvait vraisemblablement pas faire grand cas de sa philosophie, il y avait quelque chose dans la générosité de l’homme (et du penseur lui-même) qui l’impressionnait. Quand on compare, de ce point de vue, Sartre aux célèbrités intellectuelles que nous sommes obligés de supporter actuellement, le résultat est pour le moins édifiant. Je pourrais ajouter encore qu’Althusser m’a dit un jour dans des circonstances à peu près identiques (je m’étais permis de lui dire que je ne pouvais pas faire grand-chose de la philosophie de Sartre et que je le trouvais même souvent logomachique, pour ne pas dire délirant), qu’on ne pouvait critiquer Sartre qu’avec prudence et modération, parce que lui au moins était un intellectuel qui ne s’était jamais vendu. Le contraste avec la façon dont les choses se passent aujourd’hui me semble tout à fait frappant. La plupart des intellectuels réputés en France, semblent à présent toujours prêts à se vendre, au sens propre ou au sens figuré, au pouvoir politique, au pouvoir économique ou au pouvoir médiatique et parfois aux trois en même temps sans que la chose ne soulève le moindre problème. Sartre appartient à une génération où un intellectuel digne de ce nom se sentait tenu de préserver son indépendance intellectuelle et morale par rapport à toute une série de pouvoirs à commencer par le pouvoir politique. C’est une attitude qui a tendance à passer aujourd’hui pour rigoriste, sectaire et un peu ridicule; et ceux qui admirent le plus Sartre ne sont pas forcément ceux qui ont le plus envie de l’imiter sur ce point.
Canguilhem est né, je crois, en 1904, Sartre en 1905 et Jean Cavaillès en 1903 : ce sont trois figures qui, de trois façons différentes, occupent une position centrale dans l’évolution de la pensée française. On peut être tenté de se poser la question suivante : si au lieu que ce soit Cavaillés qui est devenu un héros de la Résistance et qui a été fusillé par les Allemands en 1944, ça avait été Sartre, est-ce que l’histoire de la philosophie française contemporaine n’aurait pas été complètement différente? Cavaillès connaissait particulièrement bien la phénoménologie et la philosophie allemande en général. Il avait contribué à faire inviter Husserl à donner des des conférences à Paris ; et il a assisté aux fameuses conférences de Davos en 1929, qui ont été un événement déterminant à bien des égards parce qu’il y avait là Heidegger, Cassirer et Carnap. Et Carnap, contrairement à ce qu’on croit généralement, était très au courant de ce que faisait Heidegger et la polémique qui a éclate entre eux quelques années après a eu des raisons qui n’étaient pas seulement philosophiques, mais également politiques. Carnap était en désaccord avec Heidegger, pour une part essentielle, à cause de ce qu’il avait compris ou avait pressenti de la proximité bien réelle qu’il y avait, du point de vue politique, entre Heidegger et le nazisme. Je me suis souvent posé la question suivante: si Cavaillès avait survécu à la guerre, de quelle façon aurait-il réagi à l’indulgence à peu près illimitée dont Heidegger a bénéficié, sur ce point, dans le milieu philosophique français, y compris chez ceux de ses membres qui étaient le plus à gauche ? Mais une question qui est encore plus intéressante est celle de savoir ce qu’il serait advenu de la phénoménologie française, si ceux qui, comme Sartre et Merleau-Ponty, la représentaient avaient eu en face d’eux un interlocuteur comme Cavaillès.
On a l’habitude de distinguer pour ce qui concerne la France deux grandes tendances philosophiques - c’est d’ailleurs Cavaillès qui est à l’origine de cette distinction - celle des philosophies de la conscience et celle des philosophies du concept. On trouve, d’un coté, les représentants de la philosophie de la conscience et du sujet qui ont commencé à avoir la vie vraiment difficile quand le structuralisme a conquis le pouvoir, et de l’autre les philosophe du concept, c'est-à-dire, concrètement parlant la tradition épistémologique française héritée de Bachelard. Bachelard, Cavaillès, Canguilhem sont les trois figures majeures de cette tradition; et Foucault et Bourdieu, dans deux genres différents, en ont été les héritiers. Sartre est considéré généralement comme ayant appartenu,de façon tout à fait typique, à la tradition de la philosophie de la conscience, par opposition à la philosophie du concept. Il n’a manifestement jamais fait grand cas ni de la science ni de l’épistémologie. Je ne sais pas ce qu’il popuvait penser de ce que cherchaient à faire les gens comme Cavaillès. Mais cela ne représentait sûrement pas pour lui, c’est le moins qu’on puisse dire, ce qu’il y avait de plus important en philosophie. Il devait trouver assez étrange l’idée qu’un philosophe puisse s’intéresser de près à la logique mathématique et éprouver le besoin de se doter d’une culture mathématique très approfondie. De ce point de vue, Sartre est un philosophe typiquemen et complètement littéraire, ce en quoi il correspond tout à fait à la tendance domainante de la philosophie française. Quand Jules Vuillemin et Gilles-Gaston Granger ont créé la revue L’Age de la Science, qui a existé et est morte deux fois, faute d’un nombre suffisant de lecteurs, ils se plaignaient du fait que notre époque, qui est celle de la science, n’ait pas la philosophie qu’elle mériterait; et ce qu’ils visaient implicitement était la conception sartrienne de la philosophie et l’influence exercée par Sartre sur la philosophie française. On pourrait dire également, la primauté absolue de la philosophie pratique sur la philosophie théorique et la politisation intégrale de la philosophie, si caractéristique de cette époque-là. Sartre ne voyait sûrement pas l’intérêt, pour un philosophe, d’acquérir une formation scientifique sérieuse et ne croyait pas à la possibilité, pour une philosophie “scientifique”, d’apporter une contribution significative à la résolution des problèmes importants en philosophie. Il n’attendait rien, de ce point de vue, des sciences exactes et pas beaucoup plus des sciences humaines. (La façon dont il parlait de l’économie politique, par exemple, était à cet égard, édifiante.)

VD. Effectivement si Sartre avait été fusillé pendant la Guerre on se retrouverait avec son œuvre de l’avant-guerre, c'est-à-dire, en gros celle d’un philosophe intéressé à la psychologie phénoménologique, un peu à l’esthétique et à quelques questions éthiques. Mais même en psychologie l’intérêt pour les faits scientifiques ne va pas très loin. Par contre Merleau-Ponty a toujours été plus ouvert aux sciences humaines. Il a fait plusieurs cours sur la philosophie des sciences humaines qu’on lit toujours avec profit aujourd’hui. C’est pourquoi il a joué un rôle important, à l’époque de la Libération, dans la nouvelle orientation de la philosophie vers des questions anthropologiques qui devait conduire à l’épisode structuraliste à la fin des années 1950.

JB. D’ailleurs le genre d’appréciations que Sartre porte sur la psychologie à prétention scientifique est clair : il dit dans l’ Esquisse d’une théorie des émotions, qu’une psychologie scientifique serait juste capable de collectionner des faits sans jamais accéder à une compréhension réelle. Or, « atteindre les faits c’est par définition atteindre l’isolé, c’est préférer par positivisme l’accident à l’essentiel, le contingent au nécessaire, le désordre à l’ordre… » C’est une vision de la science qui est tout de même assez effarante, puisque ce qui lui est reproché est d’être à peu près incapable de dépasser le niveau de l’empirisme le plus plat. On ne peut pas dire que la philosophie française contemporaine ait fait, de façon générale, beaucoup de cas des faits empiriques. Mais, dans sa façon de les ignorer, Sartre est allé encore plus loin que beaucoup d’autres

VD. J’ajouterais sur la méthode littéraire : effectivement pour ce qui est de sa méthode phénoménologie il y a eu une conjonction dans Sartre de son génie littéraire et de son inventivité philosophique : il n’est pas un génie en philosophie comme il l’est en littérature, mais il est rapide, productif…et sa méthode phénoménologique donne en littérature des portraits brillants comme au théâtre, qui se substituent à des analyses et des démonstrations que vous retrouvez par exemple chez Husserl, qui n’a aucun talent littéraire, mais qui est patient, tandis que chez Sartre son idée que tout est mensonge bourgeois, mensonge existentiel, l’amène à prendre des raccourcis littéraires, par des scènes, des procédés pas habituels en philosophie, qui peuvent faire bouger les choses et essayer d’aller à des vérités difficiles.
JB. Tu dis que la raison est méthodologique, on pourrait dire aussi qu’elle est politique. Il y a, chez Sartre, l’idée qu’un certain moment on n’a pas à se donner le mal d’argumenter. Argumenter (ou, en tout cas, donner l’impression de le faire) est ce que font les représentants de la culture bourgeoise pour essayer de conserver le pouvoir qu’ils exercent. Il y a l’idée que l’exigence d’une démarche rationnelle et argumentative pourrait être frauduleuse parce qu’elle permet de poursuivre subrepticement des objectifs, bien différents, qui sont de nature politique.

VD. Ce qui est frappant, par exemple dans L’être et le néant, c’est qu’il y a une alternance de certaines pages qui sont de la grande littérature et puis des moments de déduction qui font penser à du « Super-Fichte », du pur phénomène à l’extase de la déduction absolue. Mais c’est plutôt les exemples qui restent, la jeune fille au café, le garçon de café, le joueur…

JB. Il était incroyablement inventif et extrêmement brillant. Personnellement, je ne l’ai vu qu’une fois aux Semaines de la pensée marxiste. C’était dans les années soixante : il y avait, si je me souviens bien, Jean Hyppolite, qui avait été également son condisciple à l’Ecole Normale Supérieure, et Jean-Pierre Vigier, physicien marxiste, élève de De Broglie, qui voulait absolument montrer qu’il existait quelque chose comme une dialectique dans la nature elle-même, une chose que Sartre trouvait complètement absurde, et là il avait raison. Je l’avais trouvé exceptionnellement éloquent, rapide, sûr de lui et dogmatique.

VD. Oui, il était extrêmement brillant, Il m’est arrivé de le voir une ou deux fois à nos manifestations du quartier latin contre la guerre d’Algérie, donnant le bras à Simone de Beauvoir. Sartre était en toujours en tête, ça faisait partie de son coté généreux, d’un homme qui ne s’épargnait pas. Cette attitude participait à un sorte d’aura qui à la fin est devenue un crédit à sa philosophie.

JB. JB Je suis resté, moi aussi, très admiratif à l’égard de Sartre, considéré sous cet aspect-là. Il y avait chez lui un côté désintéressé, en particulier un mépris de l’argent, que je continue à trouver impressionnant, surtout si on le compare à ce qu’est devenu entre-temps en France le personnage de l’intellectuel prototypique. On se dit que quelque chose a réellement changé, et sûrement pas en bien. Il suffit d’imaginer Sartre parmi nous, avec tous les événements révoltants qui ont eu lieu récemment, comme par exemple les incendies qui ont coûté la vie à des gens, appartenant aux catégories les plus défavorisées, qu’on est incapable de loger dans des conditions décentes. Même les intellectuels qui aimeraient bien se présenter comme les successeurs désignés de Sartre sont remarquablement discrets et même silencieux sur les questions de cette sorte et sur les questions de justice sociale en général. A vrai dire, il n’y a plus aucun intellectuel aujourd’hui en France qui pourrait revendiquer une position comparable à celle qu’avait Sartre. On pourrait dire que Foucault et Bourdieu avaient repris le flambeau sous une autre forme, tandis que si on regarde maintenant qui sont les héritiers supposés de Sartre… Il ne leur manque pas seulement certaines des qualités intellectuelles, mais également certaines des vertus morales qu’il avait.


VD. Mais pour reprendre la distinction dans la philosophie française entre philosophie de la conscience et philosophie du concept, c’est sur que Sartre a joué un rôle important du coté de la philosophie du sujet. Dans mon livre Le complément du sujet j’ai un ton élogiateur de certains passages de la philosophie du sujet sartrienne, surtout de sa démarche, presque analytique, d’analyse grammaticale du sujet. Au début de L’Etre et le néant il y a une longue discussion d’un problème inextricable de la philosophie, c'est-à-dire la question de la conscience immédiate à soi. En termes traditionnels c’est comment assurer le rapport à soi dans tous les actes mentaux alors que ce rapport à soi n’apparaît pas explicitement donné. Sartre entre dans ce débat avec une analyse syntaxique de la forme de la phrase « Je m’ennuie » : voilà le rapport de la conscience à soi car dans cette phrase il y a le pronom réfléchi « me », donc le sujet revient sur lui-même dans l’ennuie. Mais comment le sujet revient-il sur lui-même au sens où il serait la cause de son propre ennui ? Sa solution c’est de dire que le pronom réfléchi « me » n’est pas simplement le pronom réfléchi renvoyant à « je ». Si c’était simplement un pronom renvoyant à « je » , ce « je » pourrait être posé sans la réflexion, donc ça serait comme dans la phrase « je me lave les mains », ou je mentionne un sujet qui pourrait exister sans le rapport à soi. L’essence de la conscience à soi est ce rapport entre pronom réfléchi et sujet qui ne peut pas être posé sans réflexion. Donc d’une certaine façon il saisit un problème central, sans le débloquer. Je pense que la clé de certaines difficultés de la philosophie du sujet est là, et Sartre l’avait bien vue. Sartre est obligé d’inventer un concept de conscience dans lequel il y aurait une réflexion inhérente à « Je m’ennuie », mais une réflexion qui ne ressemble à aucune réflexion connue : ce n’est pas la réflexion de « je me corrige », ni de « je me rase », c’est un réflexion irréflechie. Et il fait une véritable analyse logico-grammaticale, en revenant à la grammaire latine, à la distinction entre eius et sui.

JB. Ce qui ne lui empêche de considérer, comme toute sa génération, l’analyse logico-syntaxique de la philosophie du Cercle de Vienne comme une aberration philosophique. Il défend, comme Merlau-Ponty, une analyse de la conscience dans laquelle le fait que je suis conscient est irréductible contre une analyse purement logique du terme « conscient » ou « sujet ».
Mais pour revenir à la phénoménologie en France : les rapports entre Sartre et Merleau-Ponty étaient très bons jusqu’à un certain moment : ils collaborent aux Temps Modernes, et puis ils ont un désaccord un peu près pour les mêmes raisons qu’avec Camus, c'est-à-dire pour des raisons politiques…

VD. Il y avait quand même entre les deux un désaccord philosophique. Dans La phénoménologie de la perception tout le chapitre sur la liberté est une critique à Sartre. En gros Merleau-Ponty reproche à Sartre de toujours viser l’opposition la plus extrême entre la conscience et les choses, le pour soi et l’en soi, la liberté et la nature. Pour Merleau, la philosophie doit au contraire explorer l’espace des formes intermédiaires entre la nature et la liberté, entre l’objet et le sujet. Mais ça c’est un désaccord philosophique, tandis que sur le plan politique Merlau-Ponty prend les distances par rapport à Sartre sur le communisme.
Mais je voudrais revenir sur ce qui est encore vivant dans la philosophie de Sartre et qui se rattache à son analyse grammaticale du sujet. Une opposition grammaticale centrale dans la philosophie de Sartre est celle entre première personne et troisième personne. Ce qui est vivant de sa pensée c’est une utilisation de ce contraste qu’on trouve dans La question juive , dans L’être et le néant et que par Simone de Beauvoir est passé dans le féminisme, donc maintenant partout, c'est-à-dire l’idée que si on décrit quelqu’un à la troisième personne c’est forcement de l’extérieur et c’est aliénant. D’une certaine façon, les descriptions qui sont faites de quelqu’un à la troisième personne reviennent à renfermer ce quelqu’un dans des classifications qu’il ne contrôle pas. Ca est passé chez Foucault, est passé également dans le post-structuralisme sans certificat d’origine, pourtant ça vient de Sartre. En revanche le discours en première personne serait quelque chose de libre et d’authentique, ce qui vient de l’existentialisme. Tout ça est très vivant aujourd’hui, surtout dans l’idée post-structuraliste que dès qu’on décrit quelqu’un on le reconstruit selon des systèmes de pouvoir et de domination. C’est la question juive selon Sartre : d’après Sartre il n’y a pas de juifs, il y a des gens qui sont invités à reprendre à la première personne ce qu’on dit d’eux, et qui cèdent à la pression sociale de se décrire à eux-mêmes en tant que juifs. Mais s’ils s’interrogeaient eux-mêmes dans leur conscience ils verraient bien qu’il n’y a pas une « juiveté » intrinsèque à leur personne. De même, le garçon de café de L’Etre et le néant est un type social. Sartre ne pousse pas à l’époque de L’Etre et le néant, comme il fera après, l’idée que derrière le type social il y a tout un système de domination, d’exploitation, etc.. A’ l’époque de l’Etre et le néant c’est plutôt quelque chose d’inauthentique : le garçon de café se conforme et en même temps il sait bien que ce n’est pas vrai…ce qui est frappant c’est cette surcharge, ce sur- investissement philosophique donné à un contraste troisième personne/première personne, qui acquiert une dimension morale et politique.
Un autre aspect de la philosophie du sujet sartrienne que est repris aujourd’hui c’est l’idée que le rapport à soi n’est pas descriptif, c'est-à-dire que je suis un sujet ce n’est pas quelque chose qu’on découvre sur soi-même, mais un engagement moral et existentiel vis-à-vis de sa liberté d’agir. Dans La transcendance de l’ego il y a une esquisse d’une théorie de l’action intéressante. L’exemple est d’un homme qui court pour attraper le bus – à l’époque on pouvait encore attraper le bus en course parce qu’il y avait une plateforme derrière – et donc qui a une attitude de projet, c'est-à-dire un rapport à son action qui n’est pas un rapport cognitif, mais de projection en avant. Quant à l’idée d’une responsabilité universelle, il faudrait la mettre en rapport avec l’idée existentialiste suivante : pour que je sois responsable de tout il faut qu’il y a un seul acte libre dans toute l’histoire universelle et c’est celui qu’on me demande maintenant. Moi je vois là une sécularisation du thème religieux présent par exemple dans Kierkegaard, ou dans le pari de Pascal : j’engage ma vie et je l’engage en une fois.

JB. Ce que j’ai toujours trouvé aberrant chez Sartre personnellement, c’est sa théorie de la liberté et de la responsabilité. Cette idée qu’on est, en toutes circonstances, en quelque sorte radicalement libre et également responsable de tout me semble une chose assez ahurissante. On peut-être plus ou moins libre, d’une façon qui dépend de conditions externes et en particulier de conditions sociales (c’est un point sur lequel Bourdieu avait certainement raison), alors que la liberté chez Sartre semble être toujours un état de choses du type « tout ou rien ». Il y a un déclaration célèbre qui m’a toujours sidéré chez lui et c’est : « Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’occupation ». Je trouve ça pour le moins inquiétant, et je ne vois pas comment expliquer que l’on puisse s’exprimer de cette façon autrement que par une confusion typique et probablement délibérée entre la sensation de liberté et la liberté elle-même, c'est-à-dire que, du moment que je peux conserver la sensation d’être libre, je suis libre. Mais la liberté n’est pas seulement et encore moins d’abord une sensation interne.Et je ne crois pas qu’il suffise de dire que, même quand on me fait violence, je peux encore être libre, puisque j’ai encore la possibilité de protester intérieurement, de me dire que je ne suis pas d’accord, etc etc.

VD. Il y a aussi un aspect stoïcien dans l’existentialisme de Sartre. L’idée que je suis en prison, je suis dans l’enfer et je n’ai jamais été aussi libre parce que tout ça n’y peut rien et je peux toujours dire non.

JB. Il y a un texte très intéressant de Bourdieu à ce sujet, où il critique cette notion de liberté comme confondue régulièrement avec la sensation d’être libre. (Bourdieu pense, du reste, que les intellectuels sont, de façon générale, beaucoup moins libres qu’ils ne le pensent et voudrait contribuer justement à les rendre plus libres par une meilleure connaissance des déterminations auxquelles ils obéissent sans le savoir.) Peut-être la conception de Sartre est-elle un héritage lointain de Descartes : l’erreur provient d’un excédent du pouvoir de la volonté par rapport à celui de l’entendement. Autrement dit, la capacité de juger est limitée, mais la capacité de vouloir (et de refuser) est illimitée et toujours à notre disposition. On pourrait dire que la liberté aussi est illimitée, en ce sens-là.

VD. Moi j’y vois du Fichte : Le moi est au fond de lui-même pure indétermination. Supposons que je sois en prison :j’aurais pu ne pas y être, je pourrais être ailleurs, car rien dans la pure notion du moi ne m’impose d’être ici plutôt que là, en prison plutôt qu’ailleurs.
Un peu comme Derrida : puisque je peux penser que je vais mourir donc c’est comme si j’étais déjà mort…

JB. Je trouve ces déclarations assez stupéfiantes: si on considère la liberté comme un idéal qui doit être défendu à tout prix, et je suis bien d’accord que c’est ce qu’il faut faire, je ne vois pas pourquoi on se serait battu contre l’occupation par exemple, si c’était dans ces conditions-là que l’on pouvait être le plus libre, ni même pourquoi, à la limite, on se révolterait contre une forme de servitude quelconque si aucune contrainte externe ne peut empêcher les gens d’être malgré tout libres. Qui étaient les gens désignés par « nous » dans la phrase : « Nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’occupation » ? Sartre lui-même et quelques privilégiés qui ont conservé cette liberté tout au long de la guerre, de l’occupation et après…? Ou bien tout le monde?

VD. Moi j’y vois une thèse de métaphysique modale : puisque je peux ressentir mon emprisonnement comme une oppression, alors je manifeste en protestant que je ne suis pas réduit à cela, être en prison, et donc, en un sens, je suis déjà sorti de prison. C’est comme si je ne pouvais me penser dans la dimension du possible sans que ce possible, d’une certaine façon, ne soit déjà actuel : je ne pourrais pas me concevoir libéré si je n’étais pas déjà libéré.
Il y a l’exemple dans L’Etre et le néant de l’homme en prison qui n’a pas le droit de dire « je suis coincé » parce qu’il se pense libre. Et il peut y avoir des souvenir hegeliens de conscience malheureuse, conscience stoïcienne…

JB. Il y a deux positions extrêmes qui me semblent également intenables, l’une qui consiste à dire que même quand on a l’impression d’être libre on ne l’est pas, car même si on vit dans un régime démocratique où les libertés individuelles sont à peu près respectées, on est contrôlé, conditionné et déterminé néanmoins de toutes les façons possibles et imaginables : ça, c’est un peu la position vers laquelle incline Foucault dans sa critique de la société dite libérale (on peut appeler cela l’argument de la “prison invisible”); et puis il y a une position qui est à l’opposé de celle-là, et c’est celle de Sartre, qui consiste à dire que, même quand vous êtes contraint de vivre sous un régime dictatorial, en un certain sens, qui est le sens important, vous êtes encore libre. Je trouve ces deux positions aussi déraisonnables et même absurdes l’une que l’autre.

VD. Enfin, on pourrait se demander si Sartre n’est pas destiné à devenir un classique qu’on admire, mais qu’on ne lit pas.

JB. Je suis convaincu qu’il restera. Ce problème me fait penser à une remarque de Wittgenstein, qui dit « Les œuvres des Grands Maîtres sont comme des soleils qui se lèvent et se couchent ». En d’autres termes, il y a des moments où elles se lèvent et puis elle peuvent rester couchées pendant un certain temps et se lever à un moment donné à nouveau. Je pense que c’est ça qui va se passer dans le cas de Sartre : il restera quand même un penseur de grande envergure, mais je suis vraiment embarrassé quand on me demande d’expliquer en quoi exactement il était grand : est-ce que c’était comme philosophe ? Est-ce que c’était comme écrivain ? Est-ce que c’était comme intellectuel critique et militant? Peut être c’est le mélange de toutes ces choses qui fait sa grandeur, justement parce qu’il est le seul à avoir réalisé ce genre de synthèse. On l’a défini comme « l’intellectuel total ». On peut probablement trouver des gens qui lui sont supérieurs dans la plupart des choses qu’il a faites. Mais on ne reverra pas de sitôt quelqu’un qui serait capable de les faire toutes en même temps. Le vingtième siècle a eu, selon moi, des philosophes et également des écrivains incontestablement plus grands que lui. Mais peut-on trouver une figure intellectuelle qui aurait réussi à en faire autant que lui et à peser d’un poids aussi important dans un si grand nombre de domaines différents ?

VD. Ah non. Aron disait qu’il voulait être Shakespeare et Hegel en même temps…Je me demande si on va pas se re-intéresser à sa philosophie quand on sera sorti de l’époque sur laquelle il a exercé une séduction fondamentale : avant l’immédiat il était déjà d’une certaine façon dans l’universel par une sorte de séduction totale. Tant qu’on est dans cette séduction on résiste à Sartre. Je m’intéresse à certaines pages de Sartre car je suis sorti de cette séduction.

JB. Evidemment c’est une figure qui va susciter la nostalgie. Il va représenter quelque chose qui était encore possible à une certaine époque et qui ne l’est plus.

VD. C’est la nostalgie de l’époque où on écrivait L’être et le néant au café. Maintenant dans les cafés il y a de la musique et du bruit....

Cet entretien a été réalisé par Gloria Origgi au Collège de France en Septembre 2005. La version italienne de ce texte va paraître sur la revue MicroMega. Tous droits reservés. Prière de ne pas citer sans autorisation