Tuesday, April 24, 2007

Un certain regard. Pour une épistémologie de la réputation

Draft. Do not quote without permission. Paper presented at the Workshop: "La réputation", Rome, Fondazione Olivetti, April 19th 2007.


Mais quand M. Vinteuil songeait à sa fille et à lui-même du point de vue du monde, du point de vue de leur réputation, quand il cherchait à se situer avec elle au rang qu’ils occupaient dans l’estime générale, alors ce jugement d’ordre social, il le portait exactement comme l’eût fait l’habitant de Combray qui lui eût été le plus hostile, il se voyait avec sa fille dans le dernier bas-fond…

M. Proust, Du coté de chez Swann, éd. Pléiade, 148.

Ces réputations là, même vraies, sont faites avec les idées des autres

M. Proust, Du coté de chez Swann, éd. Pléiade, 313.

Considérons la situation sociale suivante. Je rentre dans la salle où a lieu la pause café d’un colloque auquel je participe. C’est un colloque sur un sujet nouveau pour moi, je ne suis pas une insider de la discipline, et je connais très peu de gens. J’essaye de comprendre qui sont les personnes intéressantes, qui sont celles à éviter à tout prix, qui sont les autorités dans le domaine. Les participants portent des badges sur leurs vêtements avec leurs noms, leur titre - docteur ou professeur - et le nom de leurs institutions. Je peux essayer de lire les badges, et d’évaluer leur statut académique par leurs institutions ou par le fait que j’ai déjà lu quelque part leur nom. Je peux aussi m’orienter suivant des critères sociaux, chercher des indices dans le comportement de gens, dans le style de présentation, dans leur âge. Mais ce qui m’informera le plus c’est l’attitude des uns vis-à-vis des autres. Qui sont les personnes centrales dans la conversation ? Qui sont les isolés ? Il y en a certains que tout le monde écoute et d’autres qui attendent patiemment en queue pour avoir enfin l’accès à la conversation avec quelqu’un. On dit que la différence entre une personne bien établie et un inconnu se mesure socialement ainsi : si elles racontent la même blague, vous entendrez des éclats de rire dans le premier cas et un silence embarrassé dans le second. Parmi les plus centraux dans la conversation il y aura peut-être un professeur qui à un certain moment incitera son entourage à écouter ce que dit un collègue plus jeune : le petit cercle de ses groupies retournera alors son attention vers « la nouvelle recrue », le jeune s’illumine d’un coup du statut du vieux professeur, la réputation coule, comme si elle était un liquide invisible, de l’un à l’autre. Bref, tous ces indices sociaux me permettent de créer rapidement un carte mentale, de configurer l’espace social autour de moi avec des poids et des inclinaisons qui lui donnent une valeur informationnelle nouvelle. Si le colloque m’a été utile, ce qui me restera sera surtout une association bien faite entre un nombre d’idées nouvelles pour moi et la configuration sociale d’autorité épistémique que j’étais capable de détecter grâce à un nombre d’indices très différents les uns des autres. Parmi les indices les plus informatifs, le jugement que les insiders portent sur la valeur d’un individu particulier m’informe instantanément sur sa valeur.

Toute interaction sociale comporte une dimension d’évaluation, de jugement réciproque, une perception de qui nous sommes que notre conduite donne à l’autre, la constitution d’une image de nous qui se construit dans les yeux des autres. Toute interaction sociale comporte ainsi un contrôle de la part du sujet de cette image qui se construit dans l’esprit de l’autre, une adaptation à la réaction des autres, une conscience de « comment je me vois vue »[1]. Comme l’écrivait Hume, nous apprenons à évaluer notre conduite par rapport à son impact sur le monde social de la même manière que nous découvrons avoir mauvaise haleine : les réactions de nos congénères agissent comme un miroir en nous faisant découvrir des aspects de nous-mêmes que nous n’aurions pas pu découvrir tous seuls[2]. Cette dimension évaluative de l’interaction sociale, cette génération d’opinions de l’un sur l’autre, est la réputation.

Réputation - de puto en latin : compter, considérer, estimer plus le préfixe re- qui indique la répétition – peut être définie comme la considération de la valeur d’un agent de la part d’autres agents basée sur les interactions passées et créant des attentes sur la conduite future de l’agent. Le jugement des autres sur nous-mêmes, l’évaluation sociale dont nous faisons l’objet constant, est une étiquette qui nous accompagne dans notre vie sociale, qui stabilise notre identité et favorise ou défavorise nos interactions futures. Comme le dit bien Marcel Proust, la réputation est, même vraie, toujours « faite par les idées des autres ».

La réputation est donc le résultat d’une interaction entre agents plutôt qu’une qualité individuelle. Même si on possède une réputation, si on peut la gagner ou la perdre, elle n’est pas une propriété des individus, mais une relation entre plusieurs individus. L’incitation qu’on a à construire et maintenir une bonne réputation est parallèle à l’intérêt que les autres ont à établir de quoi est faite cette réputation [3].

La réputation est la valeur informationnelle de nos actions, la trace de notre conduite que nous laissons inévitablement dans les opinions des autres à chaque fois nous interagissons avec le monde social, et qui oriente leurs actions vis-à-vis de nous. Si les interactions se répètent, les opinions se cumulent jusqu’à se conventionnaliser parfois dans des « sceaux d’approbation »[4] ou de désapprobation – comme des stigmates[5] sociales – qu’on utilise comme raccourcis pour classer, catégoriser, évaluer qui est quoi et qui fait quoi dans la société. La réputation est le mécanisme à la base de la « cité de l’opinion » - pour emprunter l’expression de Laurent Thévenot et Luc Boltanski dans leur travail sur les économies de la grandeur - c'est-à-dire de cette forme de reconnaissance sociale qui passe par le jugement, l’opinion, la reconnaissance des attributs et des signes qui font des individus les représentants d’une certaine catégorie humaine[6] :

Dans la cité de l’opinion, la construction de la grandeur est liée à la constitution de signes conventionnels qui, condensant et manifestant la force engendrée par l’estime que les gens se portent, permettent de faire équivalence entre les personnes et de calculer leur valeur.[7]

On retrouve ce rôle de l’opinion dans la condensation de « sceaux d’approbation » chez Hobbes dans certains de passages qu’il consacre à la définition de l’honneur :

Selon les signes d’honneur et de déshonneur, nous estimons et déterminons le prix ou la valeur d’un homme[8]

Avoir une réputation, la gagner ou la perdre est donc le fruit d’une interaction sociale dans laquelle notre conduite modifie la distribution d’opinions sur nous dans l’environnement social. Les jugements des autres nous renvoient une image de nous-mêmes que nous pouvons accepter ou ne pas accepter, dans laquelle nous pouvons plus ou moins nous reconnaître. J’ai choisi ces passages pour souligner la dimension informationnelle de cette relation sociale, qui fera l’objet de mon intervention : notre réputation étant la trace informationnelle de nos actions, est crée par notre conduite malgré nous, c'est-à-dire au-delà de ce que nous pouvons souhaiter en termes de reconnaissance sociale. Le désir hegelien de reconnaissance, les passions de la gloire ou la quête de sympathie, toute une batterie des concepts que nous allons toucher tout au long de cette journée, détermineront ensuite la façon où nous contrôlons notre conduite afin d’acquérir les vertus sociales qui nous feront reconnaître par les autres de la manière dont nous voulons l’être. La réputation n’est que le squelette social auquel ces désirs s’attachent : elle est là en tous cas comme empreinte cognitive dans l’esprit d’autrui de notre action, précipité informationnel de nos gestes et nos attitudes dans le jugement des autres. En ce sens, elle est un mécanisme de médiation sociale de l’identité plus fondamental que la reconnaissance : même lors que nous nions toute reconnaissance à quelqu'un, lorsque notre regard le traverse comme s’il était invisible, nous le faisons sur la base d’un jugement de valeur que son existence, ou l’existence d’individus semblables à lui, a déjà inscrit dans notre système d’opinions[9].

L’étude de la réputation s’est principalement concentré en économie, en particulier dans la théorie des transactions marchandes. Cette notion, pourtant si centrale dans l’explication de notre action sociale et morale, est étrangement négligée par la sociologie et la philosophie, surtout si on la compare par exemple au succès de notions apparentées telles que « reconnaissance », ou « capital social »[10] dans la littérature philosophique et sociologique des derniers 15/20 ans[11].

En économie, la réputation peut être définie comme la crédibilité d’un agent, basée sur ses actions passées, aux yeux des partenaires potentiels dans une transaction. La propension d’un agent à coopérer avec un autre peut varier selon l’information que l’agent possède sur la réputation de son partenaire potentiel, sur son comportement passé. Dans des transactions marchandes réitérées on a donc un intérêt à avoir une « bonne » réputation, car cela augmente nos probabilités d’interactions avantageuses. Le débat économique est donc orienté vers la compréhension des raisons, en termes de motivations économiques (motivations rationnelles et intéressées) des agents à acquérir et maintenir une réputation. Très grossièrement, on peut esquisser ce débat en distinguant deux approches dominantes, une qui voit la réputation comme une notion essentiellement économique, explicable à l’intérieur de la rationalité d’un homo economicus qui maximise ses intérêts d’une façon égoïste dans ses transactions avec ses partenaires commerciaux, et l’autre qui essaye de comprendre l’affichage d’une réputation au-delà des motivations strictement économiques, en termes de maintien du « capital social », ou de désir de reconnaissance et d’approbation.

Le locus classicus de la réflexion sur le rôle de la réputation dans les transactions marchandes se trouve dans Adam Smith, qui propose une double théorie de la réputation, à différents endroits de son œuvre. Dans la Théorie des sentiments moraux, Smith voit la réputation comme un fin en soi que les êtres humains poursuivent car ils sont motivés dans leurs actions par un besoin profond, émotionnel d’approbation :

Nature, when she formed man for society, endowed him with an original desire to please, and an original aversion to offend his brethren. She taught him to feel pleasure in their favourable and pain in their unfavourable regard. She rendered their approbation most flattering and most agreeable to him for its own sake; and their disapprobation most mortifying and most offensive (TMS, 116)

Mais dans d’autres passages du même ouvrage, ainsi que dans des passages des ses Lectures il donne une explication de la réputation en termes de coopération avantageuse :

The success of most people almost always depends upon the favour and the good opinion of their neighbours and equals ; and without a tolerably regular conduct these can very seldom be obtained. The good old proverb, therefore, that honesty is the best policy, holds, in such situations, almost perfectly true. (TMS, 63)

Smith distingue donc deux mécanismes réputationnels: une mécanisme basé sur l’intérêt égoïste dans les interactions répétées et un mécanisme psychologique ancré dans le besoin d’approbation.

L’ambivalence de Smith reste présente dans la littérature économique et encadre le débat sur les raisons d’avoir une bonne réputation dans des transactions marchandes.

Dans la théorie du choix rationnel, les interactions réitérées sont le contexte d’interaction qui font émerger une réputation, en traçant les actions de chaque agent. Toujours dans ce cadre conceptuel on se pose aussi la question de quels sont les signaux qu’on peut transmettre avant toute interaction (coopérative ou compétitive) pour signaler une certaine réputation et pour s’assurer ainsi un avantage dans l’interaction future. Un agent peut essayer d’émettre des signaux pour gagner du statut, rendre crédible une promesse ou une menace. Un signal très coûteux par exemple, comme une grève de la faim, peut servir à rendre crédible un engagement sur une position politique et donc à se créer une réputation de personnes engagées. La modélisation de l’usage de signaux de crédibilité dans les situations de conflit aide à conceptualiser des domaines d’interaction autant différents que les relations internationales et l’éthologie animale[12] .

Toutes ces approches - que je mentionne superficiellement n’étant pas une spécialiste de ces disciplines et sans prétention d’exhaustivité – visent à expliquer les stratégies de constitution et de maintien d’une réputation de la part du détenteur de la réputation : quelles sont nos motivations à avoir une bonne – ou une mauvaise – réputation ? Quelles sont les avantages et les coûts pour la maintenir ? Quels sont les sanctions si on la perd ? Peut-on aller au-delà des motivations économiques et expliquer le souci de réputation - de bénéficier d’un certain regard des autres - en termes non économiques, mais de confort social ou émotionnel ?

Je voudrais ici plutôt me concentrer sur l’autre volet de la question, et essayer de comprendre les raisons d’attribuer, d’évaluer une réputation : nos raisons de maintenir une bonne réputation sont liées à l’intérêt qu’ont ceux qui nous évaluent à établir notre réputation. Mais pourquoi évaluer les autres nous intéresse ? Dans quelles circonstances la réputation est une variable pertinente pour comprendre les autres et le monde?

Dans la sociologie contemporaine l’évaluation de la réputation est considérée comme fonctionnelle pour stabiliser les identités des agents sociaux. La réputation serait donc un raccourci fondamental pour configurer à ses yeux l’espace social dans un carte de rôles sociaux, des caractères, des types humains[13] qui nous oriente dans nos interactions.

Il y a une littérature considérable en économie consacrée à l’intérêt du consommateur à acquérir de l’information avant d’agir: les travaux de critique de la théorie néo-classique des prix (comme fonction de la demande et de l’offre) montrent les conséquences des asymétries informationnelles sur le marché. On a démontré que l’incertitude sur la qualité de la marchandise a des conséquences d’auto-destruction du marché[14]. Un marché dans lequel la qualité est incertaine a besoin de garanties réputationnelles pour les consommateurs. Ces garanties se concrétisent dans une série des « sceaux d’approbation » comme les marques, les certifications, les avis des experts, les guides, qui constituent un nombre de « dispositifs de jugement »[15], de mécanismes réputationnels, qui sont essentiels au fonctionnement du marché. Un agent économique rationnel doit donc incorporer dans sa stratégie d’action ces dispositifs visant à réduire le déficit cognitif qui caractérise sa position sur le marché.

Du coté de l’évaluateur, de celui qui attribue une réputation, la réputation a donc une valeur informationnelle : elle permet d’attacher des poids, des valeurs et des qualités à un paysage indifférencié de biens, d’idées ou de personnes. C’est sur cette dimension informationnelle que j’aimerais essayer de présenter quelques idées sur l’épistémologie de la réputation.

L’idée que j’essayerai de défendre est la suivante : la réputation est une notion essentielle à l’épistémologie : son rôle cognitif ne dépend pas d’une intrusion de facteurs sociaux dans la production et la diffusion du savoir, facteurs qui seraient « extérieurs » aux processus épistémiques mêmes, et qui dépendent des forces historico-sociales en jeux dans la détermination d’un certain paradigme de connaissance, comme le soutien une grande partie de l’épistémologie sociale et de la sociologie de la science[16]. La réputation est un critère rationnel d’extraction de l’information de n’importe quel corpus de savoir, scientifique ou pas.

La présence des mécanismes réputationnels est une condition préalable à toute acquisition d’information – l’interaction avec le monde externe à la Robinson Crusoe, pourtant si privilégiée par l’épistémologie traditionnelle, étant un cas limite et très peu réaliste d’un sujet en contact avec une réalité non filtrée par les autres – car c’est à travers la détection des traces complexes des jugements et des évaluations des autres que nous arrivons à extraire de l’information pertinente d’un corpus de savoir. Sans la présence des filtres, des évaluations déjà existantes qui donnent une forme à un domaine de connaissances, nous serions en permanence dans la situation pitoyable de Bouvard et Pécuchet, les deux compères, héros du roman de Flaubert, qui, dans la frénésie de tout apprendre, se retrouvent à rien savoir et, laissés par tant d’échecs intellectuels, reprennent leur activité de copistes qu’ils avaient abandonnée pour se consacrer aux plaisir de la culture.

La question du rôle des critères indirectes, comme la réputation intellectuelle, les systèmes d’évaluation, de filtrage et de tri de l’information, est centrale dans l’épistémologie contemporaine : dans une société à forte densité informationnelle, le problème de la légitimité des sources d’information et de la « division du travail cognitif » (c'est-à-dire de « qui sait quoi ») relève de l’organisation et de la réputation des structures sociales qui participent au processus de production et diffusion de l’information. Le problème épistémologique traditionnel de la fiabilité et de la justification de nos croyances ne peut donc pas ignorer cette relation de dépendance épistémique vis-à-vis des structures sociales et culturelles qui gèrent la diffusion de l’information. Dans ce contexte, la position de réalisme épistémologique que je défend ici revient à dire qu’il est possible, même dans un contexte où la dépendance épistémique est inévitable, d’isoler des critères de « bonne ou mauvaise distribution » de l’information qui nous permettent d’évaluer la qualité épistémique du savoir acquis. La dépendance épistémique se fonde donc sur des pratiques rationnelles de sélection de l’information qui intègrent la dimension sociale de la connaissance et qui vont de l’évaluation de la réputation, à la reconnaissance de l’autorité contextuelle d’un interlocuteur, à la compréhension de sa meilleure position épistémique. Ces aspects sociaux de l’acquisition de savoir sont intrinsèquement épistémologiques : il n’y a pas un savoir idéal qui pourrait être épuré de cet enchâssement dans une histoire culturelle et sociale qui incorpore les évaluations des autres : tout savoir que nous approchons nous arrive sous la forme d’une tradition structurée par une série de dispositifs réputationnels, plus ou moins fonctionnels à sa transmission, plus au moins efficaces, par lesquels nous essayons de nous orienter en lisant des indices qui sont de nature variée : sans cette empreinte du jugement des autres sur un corpus de connaissances, ceci resterait muet, impossible à déchiffrer. Un sujet épistémique compétent est donc capable d’intégrer ces indices dans sa recherche de l’information. Bref, on ne connaît pas le monde pour l’évaluer : plutôt on l’évalue pour le connaître.

Une épistémologie de la réputation revient donc à l’exploration détaillée des spécificités des différents mécanismes réputationnels qui sont en jeu dans l’acquisition du savoir. Elle a donc un objectif descriptif et normatif (ou au moins prudentiel) en même temps : décrire d’un coté quels sont les caractéristiques, les biais et l’histoire culturelle des mécanismes réputationnels qui nous orientent dans la quête d’information et, de l’autre coté, nous mettre en garde sur les limites de leur fiabilité, les accidents historiques et institutionnels qui les ont stabilisés comme pratiques, leur façon d’interagir avec les biais cognitifs qui guident nos inférences lors que nous essayons d’extraire de l’information par le truchement d’autrui.

Une épistémologie de la réputation peut aussi avoir quelque humbles ambitions prédictives : dans une société de savoir où l’information disponible et la production de connaissances ne cessent d’augmenter, il me semble difficile d’accepter le constat pessimiste - qu’on entend souvent - selon lequel la connaissance deviendrait impossible à cause de sa parcellisation et de sa spécialisation excessive. La spécialisation du savoir va de pair avec une transformation constante de structures d’évaluation, des mécanismes réputationnels qui nous permettent de continuer à « naviguer » dans les différents domaines du savoir. A partir de ce constat, une prédiction épistémologique possible est la suivante :

1) Plus grande est l’incertitude sur le contenu de l’information dans un domaine de savoir, plus grand est le poids de l’évaluation de la qualité de l’information, donc de la réputation, dans l’acquisition d’information dans ce domaine. Les facteurs réputationnels jouent un rôle plus important pour les « outsiders » et les néophytes que pour les « insiders ».

Cette prédiction est bien confirmée dans plusieurs travaux consacrés à l’évaluation de la recherche interdisciplinaire, dans laquelle il existe typiquement une forte asymétrie épistémique parmi les chercheurs[17]. Le travaux récents de Michèle Lamont - dont nous regrettons l’absence aujourd’hui - sont consacrés à l’émergence de l’excellence dans les sciences humaines. Ses analyses de panels interdisciplinaires d’experts dans les sciences humaines montrent, entre autres, cet effet de proportion inverse entre compétence dans un domaine et poids de la réputation[18].

La croissance du savoir n’amène pas donc à une décroissance d’intelligibilité, mais à un usage plus massif des dispositifs réputationnels dans l’extraction d’information.

J’esquisserai dans la suite une description de quelques uns des mécanismes réputationnels qui jouent un rôle dans l’acquisition de savoir, en soulignant leurs différences et leurs complémentarités. Les vitesses de transformation de ces mécanismes peuvent varier selon les pressions sociales et institutionnelles qui veillent à leur maintien dans chaque domaine (l’évolution d’un système d’appellation d’origines contrôlées par exemple suivra un cours temporel différent par rapport à l’évolution d’un système d’étoiles pour noter les films les plus vus dans la semaine), et leur fiabilité aussi (on dirait que la « coulée » réputationnelle qui fait d’un dentiste recommandé par un « bon » notaire un « bon » dentiste est un mécanisme moins fiable que la réputation scientifique établie par taux de citations) ainsi que les heuristiques et les biais cognitifs qui influencent nos évaluations sont variées, mais c’est la maîtrise de ces mécanismes et la capacité de distinguer entre les bonnes et les mauvaises réputations, qui nous rend de sujets épistémiques compétents.

Dans la parole des autres : les réseaux de citations

Dans un conte pour enfants de Gianni Rodari Il y avait deux fois le baron Lamberto, le très vieux baron vit sur l’île de San Giulio, au milieu du petit lac d’Orta, avec son majordome Anselmo et six serviteurs dont la seule tâche c’est de répéter son nom pour le maintenir en vie. Jour après jour, le baron devient de plus en plus jeune. Son neveu Ottavio, qui veut se libérer de lui pour hériter sa fortune, endort avec un somnifère les six serviteurs pour les empêcher de répéter le nom du baron. Les serviteurs s’endorment et, dans le silence, le baron meurt.

Ce qui maintien en vie le baron c’est donc d’entendre son nom répété à l’infini : ni ses richesses, ni le pouvoir, ni l’amour de ses familiers lui servent pour prolonger son existence, mais la gloire de son nom dans la bouche des autres. On dirait que le baron Lamberto se nourrit de réputation.

Les dispositifs citationnels - se fier à la réputation de ceux dont on parle le plus – sont parmi les principaux mécanismes réputationnels ayant une valeur épistémique. La survie scientifique dans l’organisation de la science contemporaine est assuré par un mécanisme citationnel : survivent ceux dont le nom est le plus souvent prononcé. La réputation scientifique est mesurée en termes de prestige et d’impact. Le prestige d’un chercheur dépend du prestige des revues et des collections où il publie (calculé lui aussi en termes de nombre de citations de la revue et de la collection dans d’autres revues et collections), et son impact du taux de citations de ses articles dans d’autres articles scientifiques. Si quelqu’un a jugé bien votre article, il le cite dans son article, ce qui augmente la réputation de votre article. Le ISI Web of knowledge qui comprend aujourd’hui le Science Citation Index (SCI), le Social Science Citation Index (SSCI) et le Arts&Humanities Citation Index (A&HCI) est un puissant outil scientométrique qui permet d’interconnecter un nombre gigantesque de publications scientifiques. Le SCI se présente comme une mesure objective de la réputation d’un chercheur et s’est imposé, depuis sa création en 1958, comme un standard d’objectivité de l’impact de la recherche. L’impact de la recherche est calculé en termes de citations d’un article. Pour chaque article scientifique paru dans un sélection de revues considérées « prestigieuses » ou « représentatives » dans un domaine, le SCI vous indique le nombre de fois que cet article a été cité dans d’autres travaux. Cette mesure de l’influence scientifique est considérée plus « objective » par rapport à d’autres : dans les situations de conflit sur un recrutement ou une promotion, on a recours au SCI pour établir « objectivement » lequel des candidats a la meilleure réputation[19]. La citation compte, en certaines circonstances, plus que respect ou l’estime professionnelle : elle est considérée comme une mesure fiable car elle peut être appliquée aussi par des outsiders de la discipline. Typiquement, cet outil est utilisé dans les évaluations « froides, à distance » faites par des comités d’experts qui ne connaissent pas l’auteur en question. Le décompte des citations est une façon de tracer la réputation d’un chercheur. Bien que ce type de calcul objectif soit souvent mis en question, surtout dans les sciences sociales, l’existence d’un outil qui permet de comparer l’impact des uns et des autres crée une pression sur les chercheurs et influence leurs comportements : l’ « angoisse de la citation » mène parfois à des pratiques d’auto-citation, de signature multiple des articles et à d’autres stratégies visant à améliorer son propre placement dans le SCI[20].

Ce type de dispositif crée des effets de réseau. L’effet le plus connu est certainement l’effet Mathieu, que Robert Merton avait énoncé d’une façon informelle dans un article sur la sociologie des sciences, et que la scientométrie a montré être très robuste. Merton[21] reprenait le passage de l’évangile St. Mathieu dans lequel on dit « On donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance, mais à celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a ». La probabilité qu’un article déjà cité plusieurs fois soit cité à nouveau est beaucoup plus grande que la probabilité qu’a un article que personne n’a jamais cité de commencer à l’être. Ces effets de réseau font partie du mécanisme réputationnel en question : les réseaux de citations sont des réseaux dits « aristocratiques » : rich gets richer, celui qui arrive en premier prend tout.

Ceci n’affaibli pas pourtant la perception de l’objectivité du dispositif. Pour créer son échantillon d’universitaires français dans son étude sur les formes de pouvoir académique en France, Pierre Bourdieu prend comme indicateur objectif de prestige scientifique d’avoir un taux de citation supérieur à 5 dans le SCI[22].

Pourtant, l’objectivité de ce dispositif est discutable : d’abord, c’est un outil commercial, conçu par Eugene Garfield à la fin des Années Cinquante et vendu comme service payant aux institutions universitaires (il appartient maintenant au groupe industriel Thompson). L’effet de « boucle » entre pratiques de citations et articles cités est devenu dynamique lors que le SCI est paru en ligne. Plusieurs enquêtes ont été menées pour explorer les critères de sélection des journaux par le SCI, mais les critères donnés ne sont pas toujours clairs. Par exemple, un critère central dans la définition même de revue académique - comme la présence d’un système de relecture et de filtrage des articles par un comité de pairs (peer-review) - n’est pas toujours respecté : le SSCI et le AHCI incluent parmi les revues, la New York Review of Books et le New Republic qui ne fonctionnent pas par peer-review[23]. Interrogés sur cette exceptions, les opérateurs du SCI, se replient sur un critère de prestige évident, ou d’impact évident : « Tout le monde sait que dans les sciences humaines et sociales ces revues ont de l’impact ». La sélection des autres revues est basée sur un mélange des critères dont un est clairement auto-réferentiel car il renvoie au nombre de citations de la revue. Néanmoins, tous ces biais du dispositif, qui dépendent des contingences historiques qui ont contribué à l’institutionnaliser, ne l’ont pas empêché de s’imposer comme un puissant mécanisme réputationnel qui influence la recherche scientifique. Sa survie est assurée par son rôle épistémique : il est le seul système capable de tracer l’histoire d’un chercheur depuis les années Soixante. Des systèmes plus récents qui permettent d’indexation des citations, comme Google Scholar, n’ont pas pour l’instant ce poids historique.

Le poids de l’opinion des autres : qui regarde qui

D’autres types de systèmes réputationnels basés sur le poids de l’opinion des autres et de plus en plus influents dans notre vie cognitive sont les moteurs de recherche. Le PageRank, c'est-à-dire l’algorithme qui est à la base du moteur de recherche plus utilisé au monde, Google, calcule le résultat d’une recherche en utilisant comme information la structure des liens à travers les pages : si une page reçoit de nombreux liens d’autres pages, alors elle émerge dans la hiérarchie des résultats. La structure des liens contient une énorme quantité d’informations sur les connaissances des utilisateurs du Web. L’extraction de cette connaissance implicite de l’intrication des liens à travers les pages Web est un des résultats scientifiques les plus significatifs de la recherche informatique des dernières années[24].

La structure des liens, produite par les jugements individuels des créateurs de pages Web, est interprétée par les algorithmes de recherche comme une hiérarchie des valeurs à travers les pages : chaque lien de la page A vers la page B est un vote que la page A exprime à propos de la page B. La hiérarchie des résultats influencera à son tour les choix des utilisateurs. Mais chaque vote n’a pas le même poids : les liens qui proviennent de pages qui ont déjà un autorité font remonter plus rapidement un site dans la hiérarchie que les liens qui viennent de pages sans autorité : si moi, Gloria Origgi, je fais un lien vers la page du Département de Philosophie de l’université de Harvard, ça compte moins que si le Dépt. de Philosophie de l’université de Harvard fait un lien vers la page de Gloria Origgi.

Google est un dispositif réputationnel qui utilise une forme de name dropping beaucoup plus sophistiqué que celui des moteurs de recherche de première génération, qui faisaient remonter les résultats selon le nombre d’occurrences d’un mot dans une page : il utilise les liens, qui incorporent déjà une évaluation des usagers du Web. L’information que nous obtenons est donc une information déjà triée et évaluée par les autres. Dans ce cas là aussi, comme dans le cas du SCI, les biais possibles sont nombreux : référencement payant, effets de réseau (le Web aussi est un réseau de type « aristocratique » où qui est premier augmente exponentiellement les chances de cumuler encore plus d’avantages). Reste que Google s’est imposé pour son efficacité épistémique par rapport à d’autres systèmes (comme AltaVista ou Lycoos) : les recherches faites à travers Google amènent dans un nombre suffisant de cas à extraire du Web l’information pertinente.

Le poids de la tradition. Etiquettes et labels

On dit que le goût est subjectif, mais rien comme le marché du goût est dominé par les opinions des autres, par la réputation des produits. Apprendre à reconnaître un vin est tout d’abord apprendre à utiliser un mécanimse reputationnel et l’associer à une expérience perceptive. [25]

La réputation a un impact sur le marché du vin considérable : une étude sur le marché du vin de Bordeaux montre que l’impact de la « qualité attendue » (expected quality) d’un vin, qui dépend de sa réputation, sur le prix excède de 20 fois sa qualité perçue[26].

Dans son livre Comment pensent les institutions, Mary Douglas discute l’exemple des classifications du vin et prédit une progressive simplification de ces systèmes, qui correspondrait à une meilleure adaptation fonctionnelle de ces systèmes aux façons de penser le monde et le marché contemporaines. On assiste pourtant au phénomène inverse : plus le marché du vin se développe et s’internationalise, plus les systèmes réputationnels deviennent sophistiqués : les producteurs californiens qui, il y a 15 ans, indiquaient sur leurs étiquettes seulement le cépage et le nom du producteur, ont adopté un système d’appellations pour les régions de vinification (les AVA : Napa Valley, Sonoma Valley, etc), et même des classifications en termes de terroir (comme le Pinot Noir de Dry-Creek Valley) sur le modèle des vins français. A différence de Mary Douglas, selon laquelle ces systèmes survivent dans la mesure où ils nous fournissent des catégories pour penser la réalité et évoluent avec cette réalité, mon hypothèse est que ces systèmes survivent en tant que « sceaux d’approbation », dispositifs réputationnels qui condensent une histoire d’évaluations et qui nous permettent d’évaluer le vin, un domaine dans lequel l’information est particulièrement fragmentée et coûteuse à obtenir sans médiation.

Le systèmes d’appellations sont très différents entre eux, et le hasard historique joue un rôle important : la classification de 1855 des Premiers Crûs de Bordeaux a encore aujourd’hui un impacte énorme sur la réputation de ces vins. Et pourtant on sait bien qu’elle avait été demandée à des pur fins commerciales par Napoléon III en vue de l’exposition universelle de Paris, et qu’elle avait été établie par les brokers du marché du vin sur la base de la moyenne prix de transactions des vins pendant les 100 ans précédents.

Le « poids de la tradition » est concentré sur le classement des châteaux en Bordeaux, lié à une histoire d’expertise sur la fabrication du vin, tandis qu’en Bourgogne le système d’appellations est focalisé sur le crû, c'est-à-dire sur la qualité différente (déterminée par l’exposition au soleil, la composition du sol, etc.) de chaque parcelle du terroir. En Californie, un viticulteur peut utiliser plusieurs appellations sur son étiquette : il suffit que le 85% du raisin qu’il utilise provient de la région indiquée. La réputation d’une région AVA (viticultural area) comme Napa Valley ou Sonoma Valley est établie par les actes de déférence des viticulteurs : si un viticulteur dans la région de Sonoma décide d’indiquer aussi une affiliation à la région Napa sur son étiquette, ceci est interprété comme un acte de déférence de Sonoma envers Napa, qui augmente donc la réputation de Napa. La plupart de vins qui indiquent une affiliation à la région Napa sur leur étiquette ne sont pas produits dans cette région. Le système d’affiliations multiples crée un réseau de relations de déférence qui informent le consommateur[27]. Chacun de ces systèmes d’appellation est codifié sur l’étiquette et informe le consommateur sur la qualité du vin d’une façon différente.

Ces dispositifs réputationnels sont particulièrement inefficaces : une enquête en France a montré que 7 consommateurs sur 10 se sentent perdus devant le choix du « bon » vin s’ils essayent de lire les informations sur les étiquettes[28]. La richesse symbolique d’un corpus culturel comme le vin est liée à des traditions locales, parfois à une perception de l’identité nationale[29] et à perception de normes sociales de distinction, selon lesquelles savoir choisir un bon vin est un signe d’appartenance à une élite de bon goût. Le poids de la tradition nous donne un jugement de valeur, mais constitue aussi un frein à une rationalisation du dispositif. D’où le succès d’autres dispositifs réputationnels complémentaires, comme les guides et les avis des experts connaisseurs, qui utilisent la hiérarchie de notes et sont ainsi beaucoup plus lisibles pour les consommateurs.

Les bonnes recommandations. Experts et connaisseurs

Dans un domaine si difficile à « naviguer » comme le vin, les guides et les connaisseurs s’imposent non seulement comme autorités esthétiques auxquelles se remettre lorsque on est pas sûr de son propre jugement (comme les magasins de mode influents qui nous fournissent des impératifs esthétiques sur ce qu’il faut mettre ou ne pas mettre cette année) : ils constituent eux aussi des dispositifs réputationnels, des raccourcis épistémiques qui permettent d’arriver au bon choix en maîtrisant un système d’évaluation plus simple. C’est des dispositifs de second ordre, qui se basent sur l’évaluation de la part d’experts d’un corpus déjà évaluatif : le système d’appellations que j’ai esquissé dans le paragraphe précédent.

L’américain Robert Parker s’est imposé pendant les derniers vingt ans comme l’autorité la plus influente dans le monde du vin. Son succès a été attribué à plusieurs facteurs : ex-avocat à Baltimore, Parker commence une petite publication à ses frais en 1975, The Wine Advocate, en donnant ses jugements désintéressés et « spontanés » sur une sélection de vins. En contraste avec le snobisme des critiques anglais et français (comme Hugh Johnson, Jancis Robinson, ou Michel Bettane) se présente comme le défenseur d’un goût nouveau, plus proche à celui des nouveaux consommateurs : il aime les vins puissants et fruités, bien ronds et faciles au palais. Son succès explose en 1982, lorsqu’il défend le vintage des bordeaux contre l’avis de tous les autres experts, qui considèrent l’année trop chaude et déconseillent l’achat aux investisseurs, sûrs que le vin ne se gardera pas sur plusieurs années. Parker les démentis, le public le suit, et c’est le succès. Plusieurs explications ont été proposées du succès de Parker : ses goûts correspondent à l’évolution du vin, vers un goût plus simple et standardisé. En plus, il se présente comme « désintéressé » : il incarne les vertus morales et esthétiques du connaisseur, avec tout le détachement de celui qui se consacre à la culture pour son plaisir, refuse les dégustations aveugles, choisit un échantillon de vin très limité, donc ne se plie pas au mesures « objectives » de qualité dans le domaine du vin. Son autorité émane de la confiance que son désintérêt inspire[30]. Mais Parker s’est imposé aussi à cause de l’efficacité épistémique de son système de classement des vins. Dans son Guide Parker ainsi que dans son site www.eparker.com il propose, sur une sélection limitée de vins (2000 sur les 15000 dégustés) un classement de vins avec un système de notes et demi-notes de 51 à 100. Si on le compare avec des guides plus standard, comme le Guide Hachette par exemple, qui utilise un système sur 5 notes et qui ont un sélection de vins beaucoup plus large (10000 vins retenus sur 32 000 dégustés), il est facile de voir que le système Parker est beaucoup plus informatif : en disposant de 98 demi-notes, en moyenne chaque note de Parker est associée à 20 vins, tandis qu’en disposant de 5 notes seulement, le guide Hachette associe en moyenne la même note à 1600 vins. Comme l’explique bien Karpik, le guide Parker est un exemple de dispositif « restrictif », qui permet de choisir pour chaque région entre deux ou trois meilleurs vins, tandis que le guide Hachette est un dispositif extensif, qui laisse un grand marge de choix aux consommateurs[31]. L’avantage de Parker est donc de fournir un dispositif réputationnel beaucoup plus adapté à un domaine culturel où les asymétries cognitives sont très importantes et les systèmes de filtrage de l’information compliqués et chargés d’une lourde histoire culturelle. La réputation de Parker est donc associé, entre autres, aux avantages épistémiques de son système, qui ajoute lisibilité sans perdre de complexité dans l’évaluation.

La sagesse des foules. Filtrage collaboratif et systèmes de recommandation

Les dispositifs réputationnels qui ont le plus changé notre accès au savoir sont certainement liés à l’essor de l’Internet pendant les derniers vingt ans. En 35 ans d’histoire, Internet est devenu un de principaux réseaux proprement épistémiques en modifiant radicalement notre rapport à la connaissance et notre image d’agents cognitifs. Ceci est dû à deux facteurs principaux : d’une part, la structure intrinsèquement décentralisée du réseau Internet s’est maintenue pendant son expansion inouïe, de 4 ordinateurs connectés en 1969 à plus de 660 millions d’internautes aujourd’hui[32] et, grâce à l’essor du World Wide Web, à des millions de nouvelles pages créées et mises en réseau chaque jour. La structure globale d’Internet est sans tête : elle due à la somme des actions individuelles des internautes qui créent des pages et de liens entre les pages, en exprimant ainsi des préférences et des évaluations. D’autre part, Internet est une technologie non seulement de communication, mais de gestion de connaissances : il constitue une archive potentiellement infinie de donnés et de méta-informations sur ces donnés qui renouvellent les conditions d’accès au savoir et la gestion même de notre vie mentale. Cette alliance puissante de réseaux informatiques, cognitifs et sociaux est un énorme dispositif réputationnel, ou mieux, une série de dispositifs imbriqués les uns dans les autres. Comme on l’a vu, la structure des liens peut être utilisée par les moteurs de recherche pour extraire de l’information car elle exprime les évaluations des internautes. Les moteurs de recherche lisent les préférences exprimés par les internautes lors qu’ils établissent un lien entre deux pages, mais ils ne peuvent pas « lire » les actions individuelles des internautes lors qu’ils cliquent d’une page à l’autre. Il y a d’autres dispositifs réputationnels propres au Web qui permettent de lire les actions des usagers à l’intérieur d’un site et d’utiliser l’expression de ses préférences pour informer les autres grâces à des technologies de filtrage collaboratif de l’information. Sur le Web les actions des usagers laissent des traces qui sont visibles et utilisables par d’autres usagers. La visibilité de mon action par les autres est gérée automatiquement par le système, elle est immédiate. Si j’achète un livre sur Amazon.com, je change l’état global du système Amazon d’une façon qui influencera les opinions et les actions d’autres usagers : je change la position du livre dans le classement des ventes, je fais remonter une corrélation entre l’achat de ce livre et l’achat d’autres produits, je modifie la liste de recommandations qu’Amazon crée pour moi, etc. Chaque épisode d’usage ou d’accès à un système comme Amazon laisse une trace ; après un certain seuil d’activité, des patterns significatifs émergent : si un groupe d’internautes qui achète les Cantates de Bach, achète souvent les livres de Bernard Henri-Lévy, cette corrélation émerge après un certain seuil comme recommandation automatique du système, sans aucune médiation. La trace de nos actions sur des produits crée une évaluation de ces produits sans que nous intervenons de manière active, malgré nous. Les évaluations qui informent les internautes – classements, recommendations – sont donc créé spontanément par les actions des usagers de ces systèmes : l’extraction de l’information n’est pas planifiée, ne comporte pas des juges et des experts : elle est bottom-up, résultat de l’agrégation des préférences des beaucoup d’usagers qui agissent d’une façon intéressée. (Il est intéressant de noter que cette exploitation automatique des préférences a créé de la perplexité chez certains usagers. Ils voient dans le filtrage collaboratif une violation de la vie privée en confondant le traçage de leurs préférences avec l’exploitation des donneés personnelles (comme l’identité, l’adresse, etc.) bien que les préférences soient agrégées d’une façon complètement anonyme sur le Web[33]. Réaction intéressante qui nous dit quelque chose sur le rapport intime que nous percevons entre l’ensemble de nos choix passés et notre identité : notre identité est l’histoire des nos actions passées : tenir trace de ces actions pour informer les actions des autres est perçue comme une violation de notre unicité).

Reste que le filtrage collaboratif permet la création d’évaluations et des classements d’une façon objective, sans la médiation d’autres structures culturelles.

Ce filtrage automatique s’accompagnent de dispositifs de recommandations « volontaristes » : sur Amazon je peux aussi écrire un compte rendu d’un livre ou, si j’ai bien aimé le livre, cliquer sur un système de classement par étoiles qui permettra au livre, après un seuil d’activité, d’acquérir une, deux, trois étoiles. Les dispositifs de recommandations volontaristes sont de plus en plus nombreux sur le Web. Des sites comme eBay par example, le plus grande marché des enchères au monde avec plus de 100 millions d’utilisateurs est basé seulement sur des recommandations volontaristes. Les acheteurs achètent et laissent une évaluation du vendeur après l’achat : chaque vendeur possède ainsi un Profil d'évaluation (sa réputation). Le vote associé à son Profil d’évaluation apparaît entre parenthèses à côté du nom du membre. Une étoile peut également apparaître à côté du Profil d'évaluation. Les vendeurs obtiennent une étoile dès que leur Profil d'évaluation atteint 10 points.

Pour chaque transaction, l'acheteur et le vendeur peuvent s'évaluer réciproquement en laissant une évaluation. L'évaluation peut être positive, négative ou neutre, et s'accompagne d'un bref commentaire. Ces évaluations permettent de déterminer le Profil d'évaluation.

  • Une évaluation positive augmente le Profil d'évaluation d'un point.
  • Une évaluation neutre laisse le Profil d'évaluation inchangé.
  • Une évaluation négative diminue le Profil d'évaluation d'un point.

Chaque membre ne peut influencer le Profil d'évaluation des autres membres que d'un seul point. Si un membre laisse trois évaluations positives par exemple, le Profil d'évaluation de son interlocuteur n'augmentera que d'un point.

Ce genre de système réputationnel est désormais devenu une forme de transaction économique alternative : la disponibilité immédiate de la réputation des vendeurs et des acheteurs a une influence sur les choix des membre d’e-Bay[34]. Les évaluations négatives coûtent très cher aux membres et peuvent comporter l’ostracisme de la communauté. La facilité d’accès à la réputation des autres créé un cercle vertueux de « bonne conduite » dans les transactions. Dans l’économie réputationnelle, le jugement des autres est la première source d’information sur le marché.

La liste des dispositifs pourrait continuer et l’analyse de chacun rentrer plus dans les détails. Les mécanismes réputationnels qui nous permettent de tirer partie du regard des autres sur un corpus de savoir pour en extraire de l’information sont variés. Leur objectivité est souvent discutable, leur maintien dans une forme déterminée souvent le fruit de pressions sociales, institutionnelles et identitaires (voir le système d’AOC) qui sont loin d’en optimiser la rationalité. Leur survie est pourtant assurée aussi par leur rôle épistémique. Tout apprentissage, toute connaissance pas par la maîtrise du paysage normatif qui détermine ce qui est canonique et ce qui ne l’est pas dans un certain domaine. Avant d’avoir l’autonomie pour mettre en question ces traditions reçues, nous structurons notre connaissance en déférant aux réputations que les autres ont déjà produits pour nous. Bien sûr, savoir c’est savoir juger les juges, jeter l’échelle après l’avoir montée, aller au-delà des idées reçues, mais sans les jugements des autres j’ai du mal à comprendre comment une entreprise intellectuelle quelle qu’elle soit pourrait tout simplement commencer.



[1] Cette description de la construction de la reputation dans l’intéraction sociale est inspirée par la notion de face d’Erwin Goffmann. Mon idée c’est que la face goffmanienne est le « premier stade » de la constitution d’une réputation qui en est le versant « cognitif », c'est-à-dire la sédimentation dans un jugement de ce qu’on a perçu de la conduite sociale d’un autre. Une sédimentation qui se renforce avec le temps et la répétition des interactions.

[2] Cf. D. Hume, Treatise of Human Nature, ch. 3, sec. 1.

[3] Cf. D. Chong (1992) “Reputation and Cooperative Behaviour”, Social Science Information, 31, 683-709.

[4] L’expression est de Daniel K. Klein. Cf. J. Shearmur et D. K. Klein « Good Conduct in a Great Society : Adam Smith and the Role of Reputation », in D.K. Klein (éd.) Reputation. Studies in the volountary elicitation of good conduct, University of Michigan Press, Ann Arbor.

[5] Pour la notion de stigmate social, voir E. Goffmann (1963) Stigma. Notes on the Management of Spoiled Identity, New Jersey, Prentice Hall.

[6] Cf. L. Boltanski, L. Thévenot (1991) De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, Paris, p. 126-137.

[7] Cf. ivi, p. 127.

[8] Cf. T. Hobbes (1640) Elements of Law Natural and Politic, Part I, ch. 8: “Of the Pleasures of the Senses; of Honour”.

[9] Je fais référence ici à un article d’Axel Honneth sur la reconnaissance et l’invisibilité, c'est-à-dire, le refus de « voir » les autres parce qu’on les reconnaît pas. Cf. A. Honneth (2001) « Invisibility. On the epistemology of recognition », supplément de Procéédings of the Aristotelian Society, 75, p. 111-126.

[11] Plusieurs interventions dans cette rencontre reviennent sur la littérature consacrée à la reconnaissance. Depuis au moins la publication du livre d’Axel Honneth (1992) Kampf um Anerkennung, Suhrkamp, Frankfurt, la notion de hegelienne de reconnaissance (Anerkennung) a été réintroduite d’une façon centrale dans le débat philosophique et sociologique. Cf. P. Ricoeur (2004) Les parcours de la reconnaissance, Stock, Paris ; A. Honneth-A. Margalit (2001) « Recognition », supplément de Procéédings of the Aristotelian Society, 75, p. 111-139, N. Fraser, A. Honneth (2003) Redistribution or Recognition?, Verso, New York. Sur la notion de capital social, cf. P. Bourdieu (1980) « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherché en sciences sociales, 31, p. 2-3. S. Pizzorno (1998) “Perché si paga il benzinaio. Note per una teoria del capitale sociale”, Stato e mercato, 3, p. 373-394; R. Putnam (1993) Making Democracy Work, Princeton University Press; J. Coleman (1990) Foundations of Social Theory, Belknap, Harvard.

[12] Cf. T. Shelling (1960) The Stategy of Conflict, Harvard University Press; J. Krebs, S. Dawkins (1984) “Animal signal, mind-reading and manipulation”.

[13] Cf. par exemple l’analyse de Richard Sennett (1999) The Corrosion of Character, Norton, New York, sur l’érosion du caractère dans les sociétés capitalistes contemporaines qui favorisent les relations à court terme.

[14] Ce résultat est du à l’étude sur le marché des voitures d’occasion de G.A. Akelrof (1970)« The Market of Lemons : Qualitative Incertainty and the Market Mechanism » Quarterly Journal of Economics, 84, 488-500, qui lui a valu le Prix Nobel d’Economie en 2001, et qui montre qu’un marché avec une incertitude qualitative comme le marché des voitures d’occasion a tendance à s’auto-detruire à cause de l’asymétrie d’information entre vendeurs et acheteurs. Les vendeurs connaissent des défauts des voitures qu’ils cachent aux acheteurs. Les prix moyens, qui intègrent ce risque, sont donc plus bas que ce qu’ils pourraient l’être. Les propriétaires des voitures d’occasion en bon état n’acceptent donc pas de vendre leurs voitures à un prix si bas, donc il y a des plus en plus de lemons qui circulent, les prix baissent, et les plus mauvaises voitures vont ainsi chasser les bonnes jusqu’à l’extinction du marché.

[15] L’expression est du sociologue et économiste Lucien Karpik qui voit l’économie de marché enchassée dans des dispositifs de jugement qui permettent aux consommateurs d’évaluer la qualité de « produits singuliers » c'est-à-dire de ces biens, de plus et plus nombreux – dont la qualité est incommensurable à l’intérieur de la même catégorie (par exemple : l’interprétation de Daniel Barenboim du « Clavecin bien tempéré » de Bach est incommensurable à celle de Glenn Gould : il n’y a pas une dimension objective (prix, durée) sur laquelle rabattre la différence entre ces deux interprétations entre lesquelles les consommateurs peuvent choisir.

[16] Cf. par example S. Shapin (1994) A Social History of Truth, University of Chicago Press; D. Bloor (1976/1991) Knowledge and Social Imagery, The University of Chicago Press; S. Fuller (1988/2002) Social epistemology, Indiana University Press.

[17] Cf. G. Laudel, G. Origgi (2006) “Assessing Interdisciplinary Research”, numéro spécial de la revue Research Evaluation, n. 15, avril 2006.

[18] Cf. : Michèle Lamont (2007) Cream Rising: What Defines Excellence in the Social Sciences and the Humanities. Harvard University Press, ch. 3.

[19] Cf. D. Klein et E. Chiang (2004) « Investigating The Apparatus: The SSCI, A Black Box with an Ideological Bias? », Economic Journal Watch, vol. 1, n. 1, p. 134-165.

[20] Cf. W. Moore, R. Newmann, G. Turnbull (2001) “Reputational Capital and Economic Pay”, Economic Inquiry, 39, pp. 663-371.

[21] Cf. R. Merton (1968) « The Mathieu Effect in Science » Science, 159: 56-63.

[22] Cf. P. Bourdieu (1984) Homo Academicus, Ed. Minuit, Pari, p. 101.

[23] Cf. Klein – Chiang, cit.

[24] Cf. J.Kleinberg (1998) « Authoritative Sources in a Hyperlinked Environnement » Proccedings of the 9th ACM-SIAM Symposium on Discrete Algorithms.

[25] Cf. G. Origgi (2006) « Wine Epistemology. The role of reputation and rating systems in the world of wine » in B. Smith (ed.) Questions of Taste, London, Hugh Press and New York, Oxford University Press.

[26] S. Landon, C.E. Smith (1998) “Quality Expectations, Reputation and Price”, in Southern Economic Journal, 64, 3, p. 628-647.

[27] Cf. J. M. Podolny (2005) Status Signals, Princeton Univeristy Press, ch.5.

[28] (Enquête ONIVINS-INRA 2000. ONIVINS-INFOS, n. 84, juin 2001, p. 11)

[29] A la question : « Qu’est-ce qu’être français aujourd’hui ? » la quatrième réponse qui est donnée est : « Etre français c’est d’abord aimer le bon vin ». Cf. G. Durand, « La vigne et le vin » in P. Nora (éd.) Les lieux de la mémoire, Gallimard, Paris, 1997.

[30] C’est ce que j’ai soutenu dans Origgi (2006) cit. Une analyse du rôle des vertus morales dans la constructiond e la réputation scientifique avait été proposée par Steven Shapin. Cf. S. Shapin (1994) A Social History of Truth, Chicago University Press. Shapin s’est également intéressé au cas de Parker dans son article: “Edonistic Fruit Bombs”, Boston Review, 2005.

[31] L’exemple des dispositifs de jugement pour le vin est traité en détail par L. Karpik dans Karpik, cit, p. 170-181.

[32] Source Nielsen/NetRatings : http://www.nielsen-netratings.com

[33] Cf. Voir R. Rogers (2005) Information Politics on the Web, Mit University Press.

[34] Cf. S. Resnick (2005) « Reputation Systems »