Tuesday, October 07, 2008

Mourir de philosophie



Le dernier ouvrage de Marie-Claude Lorne


Marie-Claude Lorne est morte. Elle s’est jetée dans la Seine il y a un peu près deux semaines. La police a retrouvé le corps vendredi. Elle a choisi le pont Simone de Beauvoir, à coté de la nouvelle Bibliothèque Nationale, pour prendre son envol. Je la connaissais depuis plus de dix ans : on s’était rencontrées à Paris, dans le laboratoire d’épistémologie où on étudiait toutes les deux. Les mêmes sujets : les approches biologiques du langage, le sens des mots dans l’évolution de l’espèce humaine, des thèmes fascinants qui n’intéressent personne.

Toutes les deux fascinées par une philosophe, femme elle aussi, très peu connue en France et en Italie, d’où je viens. Ruth Millikan à l’époque nous avait fait rêver. Peut-être parce qu’il y avait si peu de femmes philosophes dont s’inspirer, des femmes qui pouvaient fasciner par leur pensée et non pas par le fait d’être des femmes. Mais aussi parce qu’ elle proposait une vision radicalement différente du langage, une vision biologique d’une langue nécessaire, générée par les interactions de tous les jours de tous temps, stabilisée par le besoin de se coordonner comme des abeilles pour vivre ensemble. Je pense que ça nous fascinait car c’était une vision plus chaude, plus incarnée du langage comme d’une fonction organique, plus proche du battement du cœur que des caprices de la raison. Le langage non plus comme objet cartésien, forme publique de la pensée, mais comme objet biologique, vivant, pulsant, forme publique et privée en même temps de la vie. Au fond, à y repenser maintenant, c’était une vision tout simplement plus féminine.

Marie-Claude avait fait des études difficiles, une carrière difficile, en poursuivant parfois une excellence dont les standards sont établis ailleurs et négligés, ou parfois méprisés, en France. Trop française pour le jeu de massacre des carrières philosophiques internationales, trop intelligente pour se contenter de la scène intellectuelle provinciale et auto-référentielle de son pays. Comme beaucoup parmi nous, à jouer ce jeu, on devient étrangers, marginaux partout.

Marie-Claude s’est jetée du pont Simone de Beauvoir seule, désespérée après la nouvelle que la titularisation à son poste de maître de conférences lui avait été déniée. Elle était déprimée, bien sûr, comme souvent le sont les gens qui font ce type de métier, car peut être c’est une vocation des esprits souffrants, ou parce qu’on devient facilement déprimés lorsqu’on est intelligents et méprisés. Et Marie-Claude était une femme intelligente et passionnée par les idées.

Une femme seule, à l’âge où on commence à faire des bilans, à s’interroger sur le sens qu’on peut donner à sa vie. J’aurais voulu être à coté d’elle ce soir là, pour lui dire que le sens n’existe pas, qu’il n’y a pas des tribunaux qui peuvent juger une vie réussie ou une vie ratée, qu’un moment de satisfaction intellectuelle, comme un instant d’amour ou de plaisir suffisent à donner le seul sens des nos vies, leur sens biologique. Mais je n’étais pas là. Au revoir Marie-Claude, je ne t’oublierai pas.