Saturday, December 13, 2008

Confiance, autorité et responsabilité épistémique. Pour une généalogie de la confiance raisonnée

Draft. Do not quote. To be published in the proceedings of the conference "Confiance et Gouvernance", Namur, Belgique.


Confiance, autorité et responsabilité épistémique : pour une généalogie de la confiance raisonnée

Gloria Origgi
CNRS
Institut Nicod – EHESS - ENS
origgi@ehess.fr


Abstract: Dans cet article, je reconstruis une « généalogie » des raisons de croire les autres. Mon hypothèse c’est que la quête des raisons pour croire - que des individus autonomes et responsables doivent être capables d’articuler comme justification de leur confiance épistémique - est ancrée dans des modèles de la confiance morale et politique qui sont à la base de la conception d’individu qu’on retrouve à l’origine de la pensée contractualiste moderne. Je discute ensuite un modèle discursif de la confiance épistémique auquel j’adhère, en essayant néanmoins de le différencier de son homologue moral et politique qu’on retrouve dans le débat contemporain sur la démocratie délibérative.

Mots clé: confiance, croyance, autorité, responsabilité

1. Croire les autres

J’arrive à la gare d’une ville étrangère, je descends du train et je demande à une inconnue de m’indiquer la direction de la cathédrale de la ville, que je veux visiter. Bien sûr, je n’ai pas posé la question à n’importe qui : un monitorage rapide de l’environnement social autour de moi m’a fait pencher pour une personne avec un air « local » - non pas une touriste comme moi - une femme, que je sais plus bavardes et gentilles que les hommes, et d’un âge adulte, ce qui me rassure sur son expérience de la ville et de ses meilleurs parcours. Mais ce monitorage n’a été que très superficiel, presque instantané et sans que j’en prenne vraiment conscience. C’est ma façon spontanée d’explorer le monde social et d’en extraire des indices de compétence et de bienveillance qui orientent ma confiance. La dame répond à ma question, je la remercie et lui fais confiance, en suivant ses indications. Est-ce que j’ai la moindre raison de me fier à ce qu’elle dit ?
Croire les autres pour acquérir de l’information est l’une des pratiques épistémiques les plus courantes dans notre vie cognitive. Sans cette immersion permanente dans la vie sociale, sans ce partage de travail cognitif avec nos semblables, notre vie mentale ne serait pas très différente que celle des animaux. Ce constat est pourtant lourd des conséquences sur la vision que la tradition philosophique nous transmet d’un sujet épistémique autonome, responsable et capable de baser ses croyances sur des raisons bien fondées. Très souvent les raisons que nous avons de croire les autres ne nous sont pas claires, les biais et le préjugés sont nombreux, les tendances à déférer aveuglement à l’autorité bien connues. Nos jugements rapides sur la fiabilité des autres nous font commettre des nombreuses injustices épistémiques, pour utiliser l’expression de la philosophe Miranda Fricker , en donnant trop de crédit à certains et en en privant d’autres. Bref, la vision du sujet épistémique est transformée par l’introduction de la confiance dans nos processus d’acquisition des connaissances : repenser les raisons que nous avons de croire devient une tâche fondamentale d’une épistémologie qui s’ouvre à la dimension sociale de la connaissance.
Dans une certaine tradition épistémologique, la connaissance par le biais d’autrui est considérée comme une forme dégradée d’accès à l’information, une ressource que nous sommes obligés à utiliser faute de mieux, les raisons que nous avons de croire étant toujours valables seulement si maîtrisées par le sujet individuel. Ici, je défends une approche plus optimiste de la dimension sociale de la connaissance : faire confiance aux autres est une source primaire d’acquisition de savoir, indispensable à notre développement cognitif et à la stabilisation des structures sociales de production et transmission du savoir. Dans des sociétés à forte densité informationnelle, la confiance est un ingrédient fondamental de la connaissance, non substituable par des procédures d’acquisition de savoir individuelles. On pourrait dire d’ailleurs, comme l’ont soutenu nombreux philosophes , que même dans des sociétés traditionnelles, la confiance est un pilier de l’acquisition et du partage d’information, ce qui permet l’accumulation d’un pool de croyances partagées sur le monde qui constitue les rudiments d’une culture spécifique, stable et transmissible. Cette vision optimiste de la confiance comme « outil épistémique » d’acquisition des connaissances demande donc de repenser les critères d’autonomie et de responsabilité qu’un groupe social adopte pour que ce partage de savoir soit possible et fiable. Et pose aussi d’autres interrogations, notamment sur les rapports entre la confiance dans nos relations interpersonnelles, sociales et politiques et cette forme de confiance particulière qui est en jeu lors que nous croyons les autres pour acquérir de l’information sur le monde. Confiance morale et affective et confiance épistémique sont-elles liées et comment ? Est-il possible de reconstruire une généalogie différente de ces deux formes de confiance ? Est-ce que les critères de responsabilité individuelle que nous devons adopter lors que nous nous fions au discours des autres ont la même justification que ceux qui régissent nos relations de confiance dans la vie sociale ?
Il existe des nombreux travaux qui s’interrogent sur ces critères. Le travail magistral de l’historien Steven Shapin sur l’Histoire sociale de la vérité , explore la relation entre la constitution d’un modèle de « civilité » dans la modernité et l’établissement des nouveaux critères de vérité et crédibilité de la science expérimentale moderne. Il considère que la confiance dans la science expérimentale s’est établie au XVIIe siècle, en Angleterre, autour de la figure du scientifique gentilhomme désintéressé, cultivant ses recherches pour le pur plaisir de la connaissance et sans poursuivre d’ambition personnelle. La Royal Society of London naît comme une société de gentilshommes se reconnaissant mutuellement comme membres de la même caste. La crédibilité du gentilhomme est donc fondée sur sa réputation, son caractère moral et ses fréquentations. Shapin conclut donc qu’on ne peut pas séparer la construction d’une confiance épistémique de la construction d’un modèle de vie sociale, d’une vision partagée de « civilité » qui détermine les standards de vérité et de crédibilité. L’argument de Shapin soulève une question centrale à la compréhension du rôle de la confiance dans notre vie épistémique. Il insiste d’abord sur l’inséparabilité d’un modèle social de la confiance et des formes de crédibilité que ce modèle social promeut et renforce. Il présente ensuite un cas particulier d’un biais dans l’attribution de crédibilité qui se développe aux origines de la conception moderne de la science : la gentelmanry comme modèle de supériorité morale ancrée sur le désintérêt.

Dans cet article, je vais avancer les hypothèses suivantes : tout d’abord, comme le fait Shapin, je voudrais explorer davantage la relation entre différents modèles de la relation sociale et politique de confiance qui sont à l’origine de la notion de sujet responsable et l’essor d’une certaine conception de la confiance comme relation épistémique fondamentale qui nous tient liés les uns aux autres grâce à la reconnaissance d’un engagement réciproque à dire le vrai. Je proposerai donc une brève généalogie des trois modèles de la confiance morale et politique et essayerai d’expliquer comment ces modèles sont reliés à une notion de responsabilité individuelle qui trouve son origine dans la conception du sujet individuel qui est à la base de la conception moderne de la société comme contrat entre pairs. Mon hypothèse c’est qu’on ne peut pas comprendre la nécessité de donner des raisons de la confiance qu’on fait aux autres sans comprendre le rôle que la notion du sujet autonome et d’individu responsable joue dans l’histoire du concept moderne de société - de communauté choisie par les individus et réglée par un contrat. Faire confiance aux autres, croire leur parole, est une attitude qui appelle à la responsabilité individuelle de celui qui sait que sa confiance peut ne pas être réciproquée.
Dans la deuxième partie de l’article j’essayerai d’esquisser un modèle de confiance épistémique qui relève d’une conception « discoursive » de la responsabilité typique des démocraties délibératives. Ce modèle « communicationnel » de la responsabilité épistémique implique que c’est dans le discours que nous prenons nos engagements de vérité. Je vais insister néanmoins sur le fait que les pratiques et les contextes de communication font varier ces engagements d’une façon plus souple et variée que l’on reconnaît lors qu’on considère le discours comme source de normes dans un espace des raisons partagé.

1.1. Trois modèles de la confiance : confiance inconditionnée, confiance contractuelle et confiance dans l’autorité

Confiance inconditionnée et saut dans l’inconnu

Dans une conception paternaliste, pré-moderne, des relations de pouvoir, la confiance est fondamentalement un acte de soumission inconditionnée. Le seul sens moral de l’acte de confiance réside précisément dans son absence de motivation, dans son aveuglement vis-à-vis de toute raison. Dans cette tradition, la confiance coïncide avec la foi. Pour Kierkegaard, la confiance aveugle d’Abraham, qui se soumet au vouloir de Dieu en acceptant de sacrifier son fils Isaac, est la preuve d’une moralité qui va au-delà de l’éthique. Dans son livre Crainte et Tremblement, il décrit cet acte de foi d’Abraham, qui fait confiance à Dieu au-delà de tout espoir, comme une suspension des règles éthiques courantes, suspension qui crée une dimension de valeur différente, ancrée dans le geste d’être disposé à tout perdre, à tout sacrifier. Cette confiance aveugle, ce saut dans l’inconnu, est le paradigme de l’acte irrationnel qui doit être justifié par un engagement d’ordre supérieur à un autre niveau de responsabilité, de morale : la capitulation de la raison individuelle devant l’autorité absolue. Justifier un tel acte de confiance requiert un apparat moral et politique fondé sur des relations d’obéissance et de servitude vis-à-vis du pouvoir. Croire et obéir sans se demander pourquoi.
Or une donnée centrale de la pensée moderne est le questionnement de ce rapport traditionnel à l’autorité politico-religieuse : la confiance aveugle n’est pas acceptable à l’intérieur d’une morale de la modernité, qui voit dans la responsabilité la source de sa légitimation. Si nous souhaitons être responsables de nos choix et de nos décisions, suspendre volontairement son autonomie pour se remettre entre les mains d’autrui est un acte de servitude inacceptable. Il renvoie à la fidélité aux maîtres, aux relations à des autorités paternalistes, ce que la pensée politique moderne juge inadmissible : la confiance que Locke voit comme base des relations sociales et une confiance conditionnée, entre agents égaux, l’opposé d’une obéissance inconditionnée à des agents d’« ordre » supérieur. Se pose alors la question morale suivante : une confiance non calculée est-elle compatible avec une conception morale fondée sur la responsabilité ? Kierkegaard explique la moralité du saut dans l’absolu comme un acte de volonté qui contribue à fonder un ordre moral supérieur. Notre « faire confiance sans raison » crée une nouvelle dimension morale, transcendante par rapport à la morale courante. Certes, si on s’interroge sur la moralité intrinsèque d’un acte de confiance, au-delà des raisons, il est difficile d’éviter de retomber dans ce paradigme « irrationaliste » : si une confiance absolue, non calculée, peut être considérée comme intrinsèquement morale, c’est à la volonté qui est la sienne de créer un nouvel ordre moral qu’elle doit sa moralité ; l’acte même de confiance aveugle a le pouvoir - auto-réalisant - d’instaurer une nouvelle dimension de confiance. La confiance accordée par Abraham à Dieu n’est pas que celui-ci ne lui enlèvera pas ce qu’il a de plus cher au monde, son fils Isaac. Sa confiance est plus profonde : il accepte de vouloir tout ce qui, de bien ou de mal, lui vient de Dieu. De la même façon, Isaac suit son père sur la montagne parce qu’il a confiance en sa bienveillance mais, s’il ne se rebelle pas au moment d’être sacrifié, c’est parce que sa confiance en son père est indépendante du bien ou du mal qui peut découler de l’acte de celui-ci. Le philosophe de la religion Richard Swinburne soutient qu’on fait confiance à Dieu pour qu’il nous donne ce qu’on souhaite et que c’est donc aux choses voulues qu’on fait confiance. Dans cette acception religieuse, la confiance est plus qu’un simple optimisme, elle est un acte de volonté, qui crée un nouvel ordre moral et nous permet d’exaucer nos désirs autrement que par la rationalité pratique : en faisant confiance à ce que je veux, je donne à ce vouloir un sens nouveau que je peux réaliser dans une attitude nouvelle, tandis que si je ne fais pas confiance à mon objectif, je ne le réaliserai pas. Pour Herbert G. Wells, faire de la bicyclette, c’est comme s’engager dans une relation amoureuse : une question de foi. Tu y crois et ça marche, tu n’y crois plus et ça ne marche plus . Un acte de confiance inconditionnée créé un ordre éthique différent, qui n’est pas basé sur la raison, ou, au moins, sur des raisons partagées avec les autres : cet acte apparemment absurde de foi peut être jugé en termes d’une morale de la responsabilité seulement s’il se revèle producteur de nouvelles valeurs. Si cet acte de foi comporte un aspect moral dans l’assomption de responsabilité individuelle – Abraham, choisissant de croire, assume la responsabilité de fonder ce nouvel ordre moral – il ne pose pas la question de la responsabilité collective : c’est soi et son rapport à un pouvoir inconditionné qu’engage un acte de foi, tandis qu’un acte de confiance engage les autres. On pourrait dire cependant que ce pouvoir auto-réalisant de l’acte de confiance peut parfois engager aussi les autres dans un partage des valeurs communs qu’on ne savait pas de posséder avant qu’elles soient révélées par l’acte de confiance même : c’est le pouvoir « subversif » de l’acte de confiance lors qu’il arrive à engager les autres dans un partage de valeurs qu’ils ne soupçonnaient pas en eux-mêmes. Dans un film récent de Martin Scorsese, entièrement consacré aux différents types de relations de confiance (Les infiltrés, 2006 ; titre original : The Departed) , un des protagonistes, Billy Costigan, désormais pourchassé et par la police et par les malfaiteurs, fait confiance à la femme de son pire ennemi pour lui confier la preuve de la culpabilité de celui-ci. Ce geste - apparemment désespéré - est sa façon de révéler à lui-même et à elle qu’ils partagent des valeurs, dans ce cas d’honnêteté et de sincérité, qu’ils ne savaient pas d’avoir : l’acte même de confiance, la demande tacite qu’on fait à l’autre d’adhérer à nos valeurs, a le pouvoir subversif et performatif, au-delà des intérêts, des rôles partagés, de la réputation connue et des motivations, de révéler un monde de valeurs partagées, un monde souhaité dans lequel quelqu’un d’autre nous demande d’être à la hauteur de ces qualités, de ces vertus auxquelles nous voudrions être à la hauteur depuis toujours.

Le contrat de confiance de Locke

La confiance comme saut dans l’inconnu reste cependant un modèle de la confiance « exceptionnelle » sur lequel une société ne peut pas se baser. C’est une ressource individuelle, existentielle on pourrait dire, de « révolte » contre un ordre de valeur établi, ce qui rend ce concept peu viable pour fonder une société basée sur des contrats de confiance clairs et durables, ce qui est le leitmotiv de la littérature philosophique moderne sur le contrat social.
Le penseur qui a plus mis en valeur le rôle de la confiance dans la formation de liens sociaux durables entre individus responsables est sans doute John Locke.
La politique idéale, pour Locke, comporte la construction d’une entité collective coopérative, d’un accord rationnel liant une multiplicité d’agents libres, qui, sans savoir avec certitude ce que seront les actions d’autrui, peuvent cependant, dans une certaine mesure, se fier les uns aux autres. La légitimité d’un gouvernement a donc, pour Locke, des effets sur la confiance que ressentent les citoyens : un pouvoir légitime, qui fonde son autorité sur le consentement, est la condition préalable à l’essor d’une société civile dans laquelle existe une bonne dose de confiance personnelle entre ses membres. La confiance est pour Locke « le lien de la société » . Un lien fondé sur un mélange d’ingrédients : une disposition pré-sociale à la fides, nécessaire à la définition même d’individu, de sujet responsable, qui permet de prendre des risques en ayant confiance dans le fait que les autres tiendront leur parole ; un pacte social, qui permet un transfert des pouvoirs aux gouvernants grâce à un accord rationnel entre des sujets aux attentes responsables vis-à-vis de la fiabilité des institutions, auxquelles ils peuvent retirer leur confiance, tout en étant prêts à accepter la vulnérabilité que suppose la soumission à une organisation étatique dont le fonctionnement est complexe et sur lequel ils ont très peu de contrôle direct. La confiance n’est pas pour Locke une relation psychique entre le souverain et ses sujets, mais une prise de conscience responsable de la part de ceux-ci de l’irréversibilité d’une « division du travail » politique et de la responsabilité qui est celle du sujet politique dans le choix d’une distribution adéquate des droits et des devoirs.
On peut certes juger très optimiste cette vision lockienne de la politique idéale, un contrat entre pairs dans lequel différentes formes de confiance se renforcent mutuellement : confiance raisonnée les uns dans les autres, dans les gouvernants et dans les contraintes institutionnelles qu’on impose à leurs actions au travers des limitations constitutionnelles.
Pour que ce contrat de confiance se réalise Locke a pourtant besoin d’une disposition naturelle chez les êtres humains qui précède le contrat même : dans les Deux Traités sur le gouvernement, Locke précise que la fides réciproque, le devoir d’observer les engagements les uns envers les autres, est une composante de la nature humaine qui précède tout contrat et existe aussi dans l’Etat de Nature : « Car la vérité et le respect de la parole donnée appartiennent aux hommes en tant qu’hommes et non comme membres de la société » . Locke ancre ainsi sa vision de la confiance nécessaire à la construction d’une société de contrat à une certaine conception de la nature humaine, selon laquelle les individus assument la responsabilité de leur parole. C’est grâce à la reconnaissance de ce trait fondamental de la nature humaine – le respect de la parole donnée – que nous avons des raisons de nous fier aux autres. Dans une société européenne en forte transformation au XVIIème siècle, où aux liens de famille et de proximité se substituent en partie des liens commerciaux avec des partenaires distants, qui ne partagent pas forcement la même culture et les mêmes valeurs, le besoin de reconnaître dans les autres des semblables grâce à des propriétés et des vertus morales que l’on partage en tant qu’individus devient le refrain d’un époque d’ouverture au risque social et en même temps de constitutions des fondements modernes des institutions politiques.
Nous retrouvons la même insistance sur la gravité des mensonges chez Montaigne :

« C’est un vilain vice que du mentir […] Notre intelligence se conduisant par la seule voie de la parole, celui qui la fausse, trahit la société publique. C'est le seul outil, par le moyen duquel se communiquent nos volontés et nos pensées : c'est le truchement de notre âme : s'il nous faut, nous ne nous tenons plus, nous ne nous entrecognoissons plus. S'il nous trompe, il rompt tout notre commerce, et dissout toutes les liaisons de notre police » .
La responsabilité individuelle de tenir sa parole crée donc un lien profond entre les personnes : celui qui nous trompe sort d’un contrat moral de confiance implicite qui règle notre vie sociale.
La même interdiction morale à mentir nous la retrouvons chez Kant, qui soutient que le mensonge ne peut jamais être justifié dans n’importe quelle circonstance :
« Je m'aperçois bientôt ainsi que si je peux bien vouloir le mensonge, je ne peux en aucune manière vouloir une loi universelle qui commanderait de mentir; en effet, selon une telle loi, il n'y aurait plus à proprement parler de promesse, car il serait vain de déclarer ma volonté concernant mes actions futures à d'autres hommes qui ne croiraient point à cette déclaration ou qui, s'ils y ajoutaient foi étourdiment, me payeraient exactement de la même monnaie : de telle sorte que ma maxime, du moment qu'elle serait érigée en loi universelle, se détruirait elle-même nécessairement ».

Dans son échange célèbre avec Benjamin Constant, qui lui soumettait un exemple d’exception possible à la loi universelle de tenir sa parole, Kant réaffirme l’impossibilité d’une norme qui admettrait le mensonge en quelques circonstances, peine le désordre social et l’incommunicabilité. Si jamais il nous arrive de mentir pour nos fins, même nos fins les plus nobles, comme celui de sauver la vie à un innocent, ceci doit être vu comme une exception contingente à une loi universelle qui maintient l’interdiction de mentir et non pas comme une possible modification de la norme universelle :

La véracité dans les déclarations que l’on ne peut éviter est le devoir formel de l’homme envers chacun quelque grave inconvénient qu’il en puisse résulter pour lui ou pour un autre ; et quoique, en y en altérant la vérité, je ne commette pas d’injustice envers celui qui me force injustement à le faire, j’en commets cependant une en général dans la plus importante partie du devoir par une semblable altération, et dès lors celle-ci mérite bien le nom de mensonge .




Pour Kant aussi, cette exigence profonde de tenir sa parole est ancrée dans la confiance dont nous avons besoin afin de pouvoir interagir les uns avec les autres et faire des prédictions sur les actions futures des autres. Si ce qu’ils nous disent n’est plus contraint par leur responsabilité à agir en conséquent, alors les normes de l’agir social sont perdues et la coordination et coopération collective impossibles.
L’intuition lockéenne d’une nature humaine responsable de sa parole s’ancre donc dans une tradition forte de conceptualisation de l’individu comme d’un agent responsable et autonome. La confiance sociale, base de toute construction de la société publique requiert donc une certaine conception de l’autre en tant qu’agent fiable au moins dans son engagement à respecter sa parole. Il est intéressant de remarquer que la naissance du concept moderne de société va de pair avec la naissance d’un concept d’individu comme agent autonome et responsable. Bref, pas de société sans individus responsables, car si on ne peut pas se fier aux autres le contrat social ne peut même pas commencer. C’est ce paradoxe qu’Hobbes aborde lorsque il se demande comment les êtres humains sortent d’un état de nature dans lequel ils sont défiants l’un de l’autre. Si on ne présuppose pas tant de vertus chez les hommes et les femmes dans l’état de nature, qui fait le premier pas pour en sortir ?


1.1.1.1 Défiance et confiance dans l’autorité.

Cet idéal politique vu par Locke, dans lequel autorité, légitimité et confiance vont de pair, est bien différent des propositions d’autres penseurs contractualistes, tel Thomas Hobbes par exemple, selon lequel il n’y a pas de disposition naturelle à tenir sa parole. Pour Hobbes, le contrat social est fondé sur la défiance entre les individus : l’état de nature hobbesien conduit à une impasse, qu’on pourrait représenter par le dilemme du prisonnier : les hommes étant tous nés égaux en raison de leur force, leurs ambitions de réalisation de leurs objectifs sont les mêmes et ils se mettent à désirer la même chose, qu’un seul d’entre eux cependant peut obtenir. À partir de là se développent entre eux la haine et une défiance à entreprendre quelque activité que les autres, dans la poursuite de leurs intérêts personnels, pourraient détruire. La défiance crée ainsi une impasse généralisée dans l’état de nature, comme dans le dilemme du prisonnier, où on se contente d’un résultat moins satisfaisant parce que les risques qu’il y aurait à s’engager dans la stratégie conduisant au meilleur résultat sont trop grands, vu le degré élevé d’incertitude où on se trouve sur ce que peut être l’action de l’autre joueur. Les hommes décident donc de transférer leurs droits naturels par contrat à un souverain afin qu’il assure leur survie. Mais un tel contrat, passé entre des personnes n’ayant aucune confiance mutuelle, est un contrat vide . Pour qu’il ne le soit pas, il faudrait qu’existe une autorité commune qui ait le pouvoir de contraindre leurs actions intéressées et mutuellement destructrices. Un contrat est alors établi qui assure la confiance entre le peuple et le souverain, non entre les individus. La légitimité du souverain se base donc sur des rapports de défiance entre individus. Tandis qu’elles convergent chez Locke, confiance politique et confiance sociale divergent chez Hobbes.
Dès lors, c’est de façon très différente que s’articulent chez l’un et l’autre auteurs la question, centrale dans la naissance de la pensée politique contractualiste, des rapports entre confiance et légitimité : pour Locke, la légitimité du souverain est ancrée dans une société de confiance mutuelle ; pour Hobbes, dans le choix que font les sujets, par peur les uns des autres, de transférer leur pouvoir au souverain. Le Léviathan personnifie et incarne tous les membres de la société dans une unité qui, seule, a le pouvoir de décision. Une fois que le contrat social a créé cette unité supérieure, la possibilité de désaccord n’existe plus, les sujets devant considérer le jugement du souverain comme s’il s’agissait du leur. La relation de confiance est donc, chez Hobbes, une relation asymétrique, qui introduit un déséquilibre du pouvoir afin de sortir de la méfiance généralisée qui est celle de l’état de nature. Tandis que, chez Locke, ayant d’abord été établie entre les individus grâce à l’engagement par chacun de tenir sa parole, la relation de confiance est une relation d’équilibre entre pouvoir politique et société civile. On pourrait résumer ce qui précède en disant que, pour Locke, le contrat social est ancré dans la confiance alors que, pour Hobbes, c’est la confiance (dans le souverain) qui est ancrée dans le contrat.
Il est important de souligner l’originalité de la conception lockéenne de la confiance par rapport à l’idée, répandue au XVIIe siècle chez les théoriciens du droit naturel, d’un rôle de la promesse comme acte de langage fondamental à la base de la possibilité même de coopérer. Même s’il souscrit à ce point de vue, Locke considère que la confiance ne peut dépendre uniquement de nos actes de paroles : toute confiance est basée sur des attentes à propos des actions des autres, et ces attentes peuvent être déçues. La confiance implique donc la possibilité de sa trahison : la rationalité d’un acte de confiance comporte la capacité de prendre en compte qu’une faillite de la coopération est possible. En ce sens, comme le dit bien John Dunn, la confiance est « un dispositif pour faire face à la liberté des autres ». C’est cet élément d’incertitude, de confiance conditionnée aux « bonnes » actions de l’autre, qui fonde le lien entre confiance et légitimité du gouvernement. Locke l’exprime clairement dans Deux traités sur le gouvernement, un des textes fondateurs du libéralisme moderne, qui représente une mise en question radicale de tout pouvoir inconditionnel (du père sur ses enfants, de l’homme sur sa femme, du souverain sur ses sujets). Selon lui, en l’absence d’autorité naturelle ou de descendance divine, la légitimité de quelque autorité politique que ce soit dépend de la confiance que les sujets font à leur souverain, une confiance entendue comme un ensemble d’attentes raisonnables de leur part vis-à-vis de l’action du gouvernement. Locke distingue les sociétés civiles - celles dans lesquelles le pouvoir de coercition du souverain découle du consentement des citoyens – d’autres types de sociétés, dans lesquelles la coercition est la même mais où l’autorité pour l’exercer ne découle pas de ce consentement. Une société civile n’est donc pas sans coercition, mais celle-ci est exercée par une autorité qui a reçu la confiance des citoyens. Un gouvernement dépourvu de cette confiance n’a aucune légitimité et, vice-versa, une autorité illégitime ne reçoit pas la confiance de ses sujets - même si les souverains illégitimes affirment très souvent le contraire. Faire confiance aux autorités gouvernementales signifie donc leur donner la liberté d’agir en notre nom, sûrs que nous sommes qu’elles prendront en compte nos droits et nos intérêts.

1.2. Généalogie de la confiance raisonnée

Ce long tour de force aux origines de la pensée politique moderne est une amorce de généalogie d’une notion de confiance basée sur des responsabilités et des raisons autonomes. L’origine de la confiance raisonnée, celle qui est justifiée par nos raisons et engagements, est à reconstruire dans la conception des individus qui émerge avec la vision contractualiste de la société dans la philosophie politique moderne. Des individus égaux se fient les uns les autres car ils sont justifiés à s’attribuer des vertus typiquement humaines, comme celle de tenir sa parole. On se reconnaît en tant que personnes car on tient sa parole, ce qui nous rend des individus responsables de nos actions, et donc membres fiables d’une société de contrat. On pourrait définir la confiance comme la relation symétrique de la promesse : je te donne ma parole, tu me donnes ta confiance. Promettre c’est demander à l’autre sa confiance, ainsi que faire confiance c’est créer sur l’autre une pression normative à tenir sa promesse. Ces engagements normatifs indispensables pour créer des liens sociaux sont assurés par des individus conçu comme agents autonomes et responsables.
Nous retrouvons cette conception de la confiance raisonnée dans les conceptions contemporaines de la confiance épistémique. Croire les autres pour acquérir de l’information c’est un choix rationnel et autonome qui repose sur une prise en compte de la compétence et de la bienveillance de nos informateurs. C’est ainsi que l’épistémologue John Hardwig soutient que parmi les raisons d’une justification rationnelle d’une connaissance peut se trouver la confiance. Bien qu’un individu peut ne pas avoir les raisons ni les preuves dont dispose son informateur pour affirmer le fait que p, il peut néanmoins savoir que p par le biais d’un autre parce qu’il peut estimer rationnellement que la connaissance que son informateur a de p est d’une qualité épistémique supérieure à celle qu’il pourrait acquérir tout seul. Une des raisons de faire confiance aux nouvelles que je lis dans le journal à propos d’un nouveau virus de grippe très dangereux en provenance de Chine c’est que je suis capable de juger que les moyens dont je dispose pour m’informer moi-même de cet événement me fourniront une connaissance plus pauvre et biaisée que celle que je peux lire sur le journal. Les justifications rationnelles de ce type ont toujours un caractère normatif : c’est les bonnes raisons de croire qui nous intéressent, c'est-à-dire les raisons pour lesquelles il existe une norme d’acceptabilité. Or, dans le cas de la confiance, ces raisons peuvent se baser sur deux types de normes : des normes épistémiques, qui prennent en compte la compétence des informateurs, et des normes morales, qui assurent la bienveillance et le respect d’un code partagé dans le passage d’information. La confiance épistémique est donc rationnelle si elle se base sur des normes de conduite que l’on peut attribuer aux autres, au moins à l’intérieur d’une communauté qui partage des valeurs communes. Sans une conception de l’autre comme d’un être responsable, qui agit sur la base d’une rationalité et d’une moralité partagées, la confiance ne serait pas une stratégie épistémique rationnelle.
Une alternative au modèle normatif des raisons basées sur les valeurs, c’est le modèle des raisons basées sur les intérêts, qui reprend la conception hobbesienne de la confiance. Si on ne peut faire confiance à la sincérité ou à la bienveillance des autres, on peut néanmoins calculer les intérêts que les autres ont à ne pas nous tromper : si on travaille dans la même institution scientifique, un partage honnête de l’information peut intéresser les deux parties, car le prix de l’exclusion de la communauté pour avoir passé une information fausse est trop élevé, ou car on peut calculer qu’on aura besoin dans le futur de la même bienveillance de la part des collègues pour poursuivre la recherche…Ici aussi on se retrouve devant un modèle d’individu rationnel – dans ce cas dans la maximisation de ses intérêts – qui sert de base à un modèle de la confiance épistémique.
En conclusion, la confiance épistémique raisonnée repose sur des modèles de l’interaction rationnelle entre individus qui fondent notre concept moderne de sujet rationnel. Voyons comment une conception discursive de l’individu peut fournir une intuition différente sur la confiance raisonnée.

1.3. Confiance raisonnée et discours : une approche pragmatique de la confiance.

Les approches de la confiance que je viens d’analyser partagent le même présupposé, c'est-à-dire que les raisons de faire confiance sont fondées sur une conception de l’agent rationnel qui nous permet d’attribuer a priori aux autres certaines qualités, comme si la confiance que nous leur accordons dépendait de quelque chose que nous savons d’eux ou que nous pouvons découvrir sur eux. Or, les contextes dans lesquels les liens de confiance épistémique se forment sont normalement des contextes de discours où l’échange de parole participe à la construction de la confiance réciproque. Nous croyons la parole des autres non pas seulement car nous avons certaines garanties sur leur fiabilité morale ou épistémique, mais parce que l’acte même de parole crée des attentes réciproques d’ordre normatif sur la conduite des nos interlocuteurs. Nous nous attendons à qu’un acte de parole soit motivé par une intention de nous informer sur quelque chose de pertinent pour nous, même si cette intention n’est pas motivée par de la bienveillance à notre égard. Dans les contextes de communication, nous adoptons une posture de confiance qui nous dispose à croire ce que les autres nous disent sans pourtant devenir crédules : c’est la posture qu’il nous faut partager pour que le discours devienne un espace des raisons partagées et donc un espace générateur des valeurs. La spécificité de l’acte discursif tient à la responsabilité mutuelle des interlocuteurs vis-à-vis de leurs paroles respectives, de leur engagement délibéré à assumer la responsabilité de leurs pensées. La confiance engendrée dans les contextes discursifs est donc une confiance basée sur l’engagement réciproque et délibéré.
Cette perspective discursive sur la confiance épistémique rejoint elle aussi un modèle de société fondée sur un partage des raisons dans le discours publique, notamment le modèle de démocratie délibérative, qu’on pourrait voir comme une version contemporaine du contractualisme, visant à comprendre la construction effective d’une confiance partagée dans l’espace publique. Jürgen Habermas est l’un des penseurs qui a mieux articulé cette position. Selon lui, la légitimité d’une décision ou d’une action politique dépend de son acceptabilité à l’intérieur d’un discours partagé entre citoyens et institutions qui respecte des normes d’intelligibilité et de rationalité. Les normes pragmatiques du discours rejoignent donc ses normes morales et politiques et également les normes épistémiques de sincérité et compétence.
Mais ce que je voudrais essayer de suggérer en conclusion c’est qu’une application trop rigide des modèles provenant de la pensée politique et sociale à la confiance épistémique risque de ne rendre pas compte de la spécificité de la relation proprement épistémique de confiance. Prenons l’exemple du modèle délibératif de la confiance épistémique - dont je partage l’intuition de fond sur l’importance des engagements de responsabilité sur ce qui est dit . Ce modèle implique un partage des raisons qui devrait être suffisant à engendrer des standards de vérité toujours pareils. Or, les contextes de communication sont très différents, et les normes épistémiques qui règlent la communication dans ces contextes très variables. Une conversation à un dîner mondain sur la présence d’un programme nucléaire en Iran engage le locuteur à des standards épistémiques beaucoup plus souples que les mêmes déclarations faites par un ministre des Affaires Etrangères. Les normes épistémiques ne sont pas donc données simplement par la prise en compte d’un espace des raisons partagées, mais aussi par la prise en compte des contextes et des enjeux du discours, bref, elles sont en partie construites et acceptées dans la dynamique de la communication. C’est la responsabilité cette fois-ci du plus vulnérable, de celle ou celui qui reçoit une information sur laquelle il n’a pas d’autre sources de vérification que la parole de son interlocuteur, de « doser » les normes épistémiques d’une façon telle à rendre la communication possible et en même temps à se protéger de la variabilité des contextes. La confiance épistémique requiert donc une responsabilité partagée, et pas toujours négociée, entre locuteurs et auditeurs.

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