Wednesday, November 18, 2009

Vertige du numérique : Qui lit quoi ?


Au moment où le Kindle d’Amazon débarque dans cent pays et Google annonce à Francfort la création de Google Editions, Umberto Eco choisit comme thème d’un cycle des conférences au Louvre - et de son dernier ouvrage - la liste, le catalogue, comme forme fondamentale de représentation culturelle (cf. U. Eco, Vertige de la liste, Flammarion, 2009). Ce penseur éclectique, qui sait si bien articuler son érudition avec les obsessions du présent, n’aurait pas pu choisir meilleur sujet : l’angoisse qui accompagne le basculement au numérique de notre culture écrite est très étroitement liée à un sentiment de perte de contrôle sur l’ordre des choses, à une expropriation d’un droit inaliénable que chaque civilisation ressent comme justification même de sa propre existence, à savoir le droit d’imposer une hiérarchie, une catégorisation à ce qu’il faut savoir et ne pas savoir, aimer ou ne pas aimer, retenir dans la mémoire collective ou oublier.

Au delà des risques d’exploitation commerciale du patrimoine culturel, mis bien en évidence par l’article de Roger Chartier dans Le Monde du 26.10.09 (L’avenir numérique du livre), ce qu’on craint du catalogue de 360 000 titres d’Amazon et des millions de livres de Google books qui seront mis en vente par les nouvelles éditions Google, c’est qu’ils se présentent comme des listes globales, des collections universelles d’objets culturels dont la logique nous échappe pour plusieurs raisons. Prenons le cas de Kindle : sur quelle base Amazon a sélectionné - parmi les millions de livres dans sa bibliothèque - les 360 000 titres téléchargeables ? Une note du service commercial sur la page web de vente du Kindle est censée nous rassurer : « Nous avons de la chance car nous disposons de millions de clients Amazon, et, comme résultat, nous savons quels livres vous aimez lire et rendrons disponibles ceux-ci en priorité ». Voilà la logique du catalogue : grâce au système filtrage collaboratif mis à disposition par Amazon, celui qui produit les recommandations du type : « Les internautes qui ont acheté ce livre ont acheté aussi… », le catalogue s’élargit en prenant en compte les préférences de lecture des consommateurs. Mais pour les consommateurs à venir, pour nos enfants qui commenceront leur expérience de lecture directement sur Kindle, ce catalogue sera le seul canon culturel à leur disposition.

Voyons alors comment Google procède dans sa création des listes : eh bien, ici on est encore plus dans l’arbitraire : les livres qui sont tombés facilement dans la numérisation « sauvage » de Google books, se retrouvent ensemble car ils partagent les propriétés intéressantes de ne pas avoir de lecteur, d’être hors commerce ou d’appartenir à une maison d’édition qui a conclut un accord inconnu avec Google. Des critères qui ne relèvent pas exactement de la bibliothéconomie la plus sophistiquée…

Ce qu’on craint d’un monde de listes universelles, générées par les nouveaux algorithmes sociaux ou par le hasard des accords commerciaux, c’est de s’égarer, de perdre le sens même du pourquoi on lit. Certes, ces nouveaux créateurs de canons défendront la démocratisation de leurs sélections par rapport aux filtrages de la tradition imposés par le haut. Et n’oublions pas que les sélections d’information produites par chaque tradition culturelle sont elles-mêmes le fruit des choix parfois arbitraires, des caprices de l’histoire et des relations de pouvoir qu’on a pas toujours d’intérêt à maintenir. Mais, comme le dit bien un bloggeur sur slashdot.org : If everyone has a voice, no one really has a voice… c’est à dire, un monde sans autorité culturelle a l’air, tout simplement, d’un monde sans culture.

Mais laissons le temps à ces nouvelles listes et classifications du monde : c’est l’usage qui imposera des nouvelles stratégies de filtrage intelligible : peut être il faudra abandonner l’unité de mesure du livre, ou de l’article pour donner du sens à notre lecture : peut être le tri entre ce qui mérite d’être lu et ce qui est à oublier se fera de manière « liquide », dans le flux d’un seul texte universel qu’on peut parcourir et réassembler à l’infini grâce aux recherches ciblées. Il y a un espace de sens à construire, comme lecteurs responsables, entre les autorités culturelles traditionnelles et les catégorisations imposées par les robots de Google, un espace que chaque appropriation des textes, pour le plaisir, l’enseignement, la diffusion, contribue à créer si elle laisse une trace à l’intérieur et à l’extérieur du Web qui nous rappelle le pourquoi de ce choix.

Un livre dans cette culture liquéfiée ne sera alors ni plus ni moins qu’une unité minimale de sens qui vaut la peine d’être préservée, transmise, mis à jour et diffusée génération après génération : une place dans une liste qui gardera une certaine stabilité de sens et non pas de format, d’une génération à l’autre.