Friday, March 17, 2017

Istanbul - Milan - Refléxions sur l'autobiographie d'une ville

C'est un texte que j'ai écrit pour le Cahier de l'Erne consacré à Orhan Pamuk. Parution : avril 2017. Ne pas citer sans permission

Nous sommes tous des réfugiés de notre enfance, ce lieu mythique, légendaire, magique, perdu pour toujours, ce lieu où les mots ont pris un sens pour la première fois, les goûts ont pris leur épaisseur, une concrétude faite de bruits, d’odeurs, de textures, ce terrain sûr – même si pas forcément heureux – auquel notre existence est accrochée comme un naufragé l’est à une épave.

C’est avec une veine de tristesse donc qu’on se retourne vers l’enfance, une mélancolie qui traverse tout le livre autobiographique d’Orhan Pamuk, Istanbul, auquel je vais consacrer ce bref essai. Un chapitre entier de ce livre (ch. X) est consacré à la tristesse, à sa dimension physique, différente d’une pure condition de l’âme comme la mélancolie : une tristesse plus « diffuse », une sensation qui émane de certaines images, mais aussi une espèce de filtre entre nous-mêmes et les choses.

Pamuk décrit la tristesse de l’enfance comme la buée sur les vitres des fenêtres, dans la cuisine de la maison pendant la préparation d’un repas ou lors de longs voyages en voiture en hiver. Ces vitres sur lesquelles on dessine un cœur ou un petit visage pour se distraire sont la métaphore parfaite de la tristesse enfantine ou de la tristesse qui accompagne la révocation de l’enfance. Ce monde est là, en quelque sorte intact, pourtant loin, entouré d’un brouillard épais, le même qui filtrait nos expériences d’enfants, forcément déformées par nos sens pas encore mûrs faits pour absorber le monde qui nous entoure et non pas pour l’observer et le comprendre. La buée sur la vitre est aussi la tristesse de notre regard d’aujourd’hui sur l’enfance, la distance impossible à combler entre nos égos adultes et les petites habitudes, les joies minuscules qui tracent la géographie de nos premières années.

En 2006, l’édition italienne de Istanbul parut en Italie aux éditions Einaudi. Moi, je terminais mon autobiographie, consacrée à ma ville natale, Milan, qui parut en Italie en 2008. Écrit sous la forme d’un dictionnaire des mots de mon enfance, un lexique secret que chaque famille concocte et qui cristallise en quelques mots les atmosphères, les préjugés, les ambitions et les déceptions d’une époque, d’une ville, d’un milieu social, ce livre avait été pour moi une sorte de thérapie par la parole.

 Le jeu de « l’idiolecte milanais » avait commencé sur un blog que j’avais créé pour y recueillir les expressions que j’avais pensé longtemps appartenir à ma langue maternelle, l’italien, pour me rendre compte en m’éloignant de cette langue pour vivre à l’étranger, qu’elles faisaient partie seulement de mon italien et de celui de ma sœur, de ma grand-mère et, bien sûr, de ma mère, figure tutélaire de mon éducation de jeune fille rangée, emportée par un cancer quand j’avais dix-huit ans. Reconstruire tout ça par le biais de ce dictionnaire personnel m’avait permis un accès à mon passé filtré par le langage dont je m’éloignais de plus en plus. La distance linguistique que je sentais augmenter avec l’italien se manifestait dans de petites incertitudes sur les mots, un manque de spontanéité que mon italien d’émigrée commençait à dévoiler. Les mots de l’italien n’étaient plus au « premier ordre », naturels, spontanés : ils devenaient comme ceux du français ou de l’anglais, au second ordre, je les sentais dans la tête comme s’ils étaient entre guillemets et avaient besoin d’être interprétés. Cette distance sémantique était survenue après un long séjour aux États-Unis, ou j’avais dû m’efforcer d’écrire en anglais, une langue avec laquelle j’avais depuis longtemps une relation intellectuelle très profonde. Le retour l’été en Italie, en passant par la France où je vis depuis vingt-cinq ans, avait été brusque : mon italien n’était plus accordé à celui des autres, la langue avait évolué, la mienne était restée immobile, toujours pareille, comme le monde de mon enfance que je me tournais à regarder pour la première fois.

C’est à ce moment que j’ai lu le live d’Orhan Pamuk sur Istanbul. Pamuk n’a jamais quitté sa ville, il a une intimité avec elle que je ne peux plus avoir avec la mienne après tant d’années d’absence. C’est ainsi que son autobiographie se confond avec celle de la ville, sa tristesse enfantine se peint sur les ruelles sombres de certains quartiers d’Istanbul ou sur les mouettes immobiles sous la pluie posées sur les bateaux incrustés d’algues et de moules du Bosphore. Son histoire et la géographie de la ville se mêlent comme si chaque détail architectonique, chaque mur, chaque petite boutique dans la rue du palais Pamuk, où habitait sa famille, parlaient la langue de son enfance.

Une expérience très différente de celle d’une émigrée comme moi, dont l’intimité avec sa ville de naissance n’est qu’une utopie, la consolation d’un lieu intact quelque part qui nous accueillera un jour comme le fils prodigue. C’était encore plus surprenant donc de me retrouver dans le livre de Pamuk, y retrouver mon enfance dans les détails de la sienne. Moi, qui avais été seulement une fois à Istanbul lors d’une croisière avec ma grand-mère à onze ans, je me retrouvais en intimité avec l’enfance d’Orhan Pamuk, ses parents, ses maisons, ses promenades sur le Bosphore. Le recoupement des détails semblables de nos enfances était presque inquiétant : la robe de chambre de sa mère couleur crème avec des dessins à fleurs rouges je l’imaginais identique à celle que ma grande mère portait à l’hôpital les derniers jours de sa vie. Elle m’avait demandé d’ailleurs d’aller lui chercher une autre robe de chambre en soie blanche, car il lui semblait disgracieux de mourir en portant une robe de chambre à fleurs rouges.

L’antagonisme avec le frère aîné, les multiples altercations, les combats physiques me rappelaient les disputes et les hurlements entre ma sœur aînée et moi, les luttes par terre dans sa chambre, les morsures et les cheveux tirés. Pamuk décrit un détail de ces querelles entre frères qui me frappe par sa précision : en fait, bien qu’extrêmement violents et physiquement épuisants, les combats pouvaient s’arrêter instantanément avec l’apparition d’un adulte, ou si quelqu’un sonnait à la porte, comme si ce rituel féroce n’était au fond qu’un jeu de complicité. C’était la même chose entre ma sœur et moi : nous étions capables d’interrompre nos luttes pour ouvrir la porte gentiment à un visiteur, et recommencer ensuite de nous battre avec la même sauvagerie.

Les sorties sur les bords du Bosphore en voiture – la mère et le père devant, les deux frères derrière –, les disputes entre les parents comme si les enfants n’existaient pas, me rappelaient nos trajets pour aller à la campagne, le week-end, dans la petite Cinquecento de ma mère. Mes parents se disputaient, ma sœur et moi nous avions le dos tourné, nous regardions par la vitre arrière les plaques d’immatriculation des voitures qui nous suivaient en essayant d’en apprendre leur numéro par cœur. Les « scènes » de la mère au père, ses menaces de se « jeter par la fenêtre » – une expression qui fait partie du lexique de ma famille et qu’on utilise ironiquement encore maintenant –, la disparition parfois de la mère ou du père : « Votre père est en voyage », ou « votre mère est malade », cette façon de gérer les crises familiales était identique chez moi et nous laissait, ma sœur et moi, soucieuses de ces mystères en partie révélés dans les querelles qui se produisaient sous nos yeux et en partie cachés. L’année du divorce de mes parents ma mère « disparut » tout l’été et nous restâmes avec ma grand-mère en vacances sur les plages du nord de la Toscane – où nous avions l’habitude de passer tous nos étés – avec l’angoisse de savoir si ma mère reviendrait un jour. Notre père n’était jamais « malade » : il était en « voyage d’affaires ». C’est lui d’ailleurs qui eut le courage de nous dire la vérité sur ce qui était en train de se passer. Il nous invita un soir de l’automne qui suivit l’été des disparitions dans son nouvel appartement de Milan où deux grandes photos, celles d’une femme et de sa fille, nous présentaient sans besoin de trop d’explications celles qui allaient devenir notre nouvelle famille.

L’atmosphère d’une famille d’Istanbul dans les années 1950 et celle d’une famille milanaise dans les années 1970 se ressemblent étrangement. Comme Pamuk, la phrase que j’ai le plus entendu dans mon enfance est : « Éteins la lumière ! » Nous appartenions aussi à une famille aisée, bourgeoise, avec un respect pour la culture et le bon goût et une forme de mépris pour la religion, considérée comme l’apanage des gens pauvres et simples d’esprit. Adolescente, ma mère m’avait interdit de me faire percer les oreilles pour ne pas ressembler « aux paysannes catholiques ».

 La religion n’était pas critiquée en soi : je ne me souviens pas de débats sur l’existence de Dieu avec mes parents. C’était le style religieux, le monde rétrograde des catholiques, leur façon de vivre, de s’habiller, leurs lectures ringardes, leurs jugements bornés de « bien-pensants » que mes parents n’appréciaient pas. Comme les Pamuk étaient occidentalisés, nous étions « modernes », ce qui voulait dire à peu près la même chose.

Mon père écoutait du jazz (en faisant semblant de jouer du saxophone un peu comme le père d’Orhan écoutait des disques de musique classique en faisant semblant de diriger l’orchestre), on buvait du Ginger Ale, boisson à l’époque à la mode en Italie parce que cela faisait très « anglais ». Mon père se faisait faire des chemises en tissu Oxford et des vestes en tweed. Notre « supériorité sociale » ne venait pas de notre fortune, bien que mon enfance fût très aisée, mais de la « modernité » de nos mœurs. On était laïcs, on écoutait de la musique moderne, on allait voir Giorgio Strehler ou Dario Fo au théâtre, on lisait trois ou quatre quotidiens, bref, c’était un milieu privilégié plus à cause de son capital symbolique qu’à cause de son argent. Les nouveaux riches qui ont envahi Milan à partir des années 1980 ne nous impressionnaient pas. Ils n’étaient pas « comme nous », ils n’avaient pas de goût, ils parlaient mal l’italien, n’utilisaient pas les subjonctifs et regardaient les spectacles de variété grand public à la télé, que mon père nous interdisait de regarder.

Le va-et-vient d’oncles, tantes, domestiques, nounous dans la maison était caractéristique de chez ma grand-mère, comme il l’était du palais Pamuk, que la famille habitait dans l’enfance d’Orhan. L’ennui de l’enfance, les après-midi interminables, les jeux inventés avec ma sœur qui s’achevaient toujours dans la bagarre, tout ça, je le découvrais en lisant Istanbul, était pareil chez les frères Pamuk. L’atmosphère de ces deux villes si distantes, si différentes, passées au filtre de la vapeur de la tristesse enfantine, devenait semblable : ainsi une ville très continentale du nord de l’Italie, sans fleuve ni mer, et Constantinople, capitale de l’Empire d’Orient, point de jonction entre l’Orient et l’Occident, ville de rêve, magique, exotique, pouvaient se ressembler dans les bruits des tramways qui les traversaient, dans le brouillard matinal et les couleurs sombres des murs, dans cette espèce de tristesse unique du Sud, qui s’écroule sous le poids de son passé, qui ne peut avancer qu’au prix d’un oubli de soi-même.

La tension entre modernité et tradition qui écrase les villes italiennes est un trait commun à l’urbanisme d’Istanbul. Tout est une perte : les maisons et les palais en bois qui ont brûlé, les nouvelles constructions qui changent le paysage, la géographie de ces villes ne peut avancer qu’en perdant quelque chose, comme nous le sommes vis-à-vis de notre enfance. Dessinateur et architecte, Pamuk est un observateur minutieux de sa ville, qu’il nous peint aussi grâce au regard porté par d’autres écrivains. Il est plus facile selon lui d’écrire sur une ville lorsqu’on ne l’habite pas, lorsqu’on est de passage. Très peu de livres ont été écrits sur les villes par leurs habitants.


Les voyages de Stendhal en Italie, de Maupassant en Sicile, de l’écrivain italien Edmondo De Amicis à Constantinople sont plus parlants que ne le sont les écrits de leurs habitants. La ville se « présente » au voyageur qui la scrute, l’interprète, la décode, tandis qu’elle se « représente » à l’habitant qui la vit tous les jours, la traverse, l’absorbe dans ses propres émotions, en est parti. Pourtant, ce regard osmotique avec sa propre ville en fait un théâtre de l’âme. Il y a beaucoup à dire et à écrire sur Istanbul-Byzance-Constantinople, il n’y a presque rien à dire sur Milan, mais en tant que théâtres des âmes de leurs habitants elles deviennent semblables, elles accompagnent une enfance, une éducation, elles sont le lieu des premières expériences qui porteront pour toujours leurs couleurs, leurs odeurs. Comme notre vie, les lieux de notre enfance nous sont familiers et étrangers en même temps : nous ressemblons à nous-mêmes mais nous ne sommes plus la même personne que celle que nous étions quand nous avions 10 ans, 20 ans. C’est un sentiment de familiarité qui se mêle à l’amertume de la perte, un peu comme lorsqu’on rencontre un amant avec lequel on a vécu une grande intimité et qui ne compte plus dans notre vie.

Ces lieux familiers sont toujours là, pourtant ils ne sont plus les « nôtres », ceux de nos premières promenades, des amis d’enfance dans les jardins, des premières amours. Ils nous accompagnent, nous regardent, se mêlent à nous, mais ils ne nous protègent plus de la perte que toute vie porte avec soi. Le lieu magique de l’enfance est tout proche, en nous, autour de nous et pourtant perdu pour toujours.